Love Hina


Note: Pour le tout premier article publié sur Les Toiles Noires, j'ai choisi de parler du manga Love Hina. Pourquoi ? Premièrement pour démontrer que ces pages ne seront pas consacrées à l'actualité, car c'est une course que je trouve insensée. Je souhaite privilégier le fond à la forme, l'analyse à l'immédiateté. Il y a des œuvres qui méritent que l'on parle d'elles, qu'on les partage, peu importe qu'elles soient parues avant ou après l'an 2000. C'est une œuvre qui se découvre peu à peu, qui se joue des clichés et qui fait preuve d'une nostalgie presque palpable. Mais trêve de bavardages, je vous souhaite une agréable lecture, le temps de découvrir ou redécouvrir l'univers déjanté de Love Hina.

Love Hina est un manga comico-romantique, écrit et dessiné par Ken Akamatsu, et publié pour la première fois en 1999 au Japon. Le manga mêle habilement une intrigue principale à plusieurs chapitres dits tranche de vie *, tout en distillant un humour irrésistible basé sur le comique de situation et les quiproquos. Le manga dépeint le portrait du jeune Keitaro Urashima, jeune homme de 19 ans tendrement surnommé le SFF (pour "Sans Fac Fixe"). En effet, Keitaro tente désespérément d'intégrer les rangs de la plus prestigieuse université japonaise, Tokyo Daigaku, ou Todai. Malheureusement, la moyenne du jeune homme plafonne à 40 / 100, il n'a jamais réussi l'examen d'entrée à la fac. Si Keitaro tient absolument à intégrer la célèbre université, ce n'est pas pour satisfaire son égo, mais tout simplement pour tenir une promesse faite il y a quinze ans, durant son plus jeune âge: franchir les portes de Todai pour y retrouver son amour d'enfance, une petite fille dont il a oublié le nom. Cette promesse sera le moteur de l'intrigue principale de Love Hina. Malheureusement, Keitaro a maintenant 19 ans et il collectionne les échecs. Suite à ses mauvaises notes répétées, ses parents l'ont mis à la porte. Aussi, le SFF se rend à la pension Hinata, un établissement que gère sa grand-mère, situé au coeur d'une cité balnéaire éloignée du centre-ville tokyoïte. Hors, suite à une série d'événements improbables, Keitaro se retrouve à la tête de la pension Hinata, qui est d'ailleurs devenue une pension réservée aux femmes. La vie de Keitaro et de ses cinq pensionnaires féminines ne fait que commencer.

* Tranche de vie
Le manga tranche de vie se focalise sur une petite partie de l'existence d'un ou plusieurs protagonistes. Généralement, la tranche temporelle de ces séquences se veut très courte, tout comme l'unité de lieu est respectée, qu'il s'agisse d'une maison ou d'un quartier. La plupart des mangas tranches de vie se veulent soit mélancoliques, soit humoristiques. Ses petites séquences sont souvent caractérisées par la présence d'un événement particulier, qui peut être fantastique ou anodin. 

Bien évidemment, ce sont les relations entre Keitaro et ses colocataires qui vont rythmer le récit, chaque résidente possédant sa propre personnalité et sa propre histoire. Les caractères sont d'ailleurs très variés, et s'articulent autour d'un stéréotype bien particulier, stéréotype qui volera en éclats au fur et à mesure de l'avancée du récit. Les personnages ne sont pas figés, ils évoluent à mesure que le scénario progresse et que leur propre histoire se développe. Ainsi, le passé de plusieurs protagonistes sera exploré, tout comme il arrivera que le lecteur rencontre leurs proches ou en apprenne plus sur eux. Le manga propose une véritable évolution, ce qui évite à l'auteur de proposer des situations trop semblables entre elles, malgré le fait que la narration suive une construction cyclique. La construction de l'histoire principale se met doucement en place au fil des tomes, des tomes ponctués par des sous-intrigues parfois à but purement humoristique, ou d'autres clairement essentielles. Mais avant d'aborder la construction du récit, il convient de présenter les personnages qui gravitent autour de Keitaro, et sans qui Love Hina ne serait rien.

Sû Kaora est une immigrée qui vient étudier au Japon. Véritable geek, son amour pour la technologie lui permettra de fabriquer divers accessoires utiles (ou pas) au récit. Fougueuse, voire carrément hyperactive, sa joie de vivre communicative permet un étalage de situations absurdes et cocasses. Lors de ses dialogues, Sû cite souvent des oeuvres existantes, comme Star Wars, et il lui arrive de se promener avec sa console Dreamcast posée sur sa tête, ce qui permet à l'auteur d'inscrire son histoire dans le monde réel, en rendant cet univers fictif plus proche du nôtre. Sû est une fonceuse dont le tempérament fera plusieurs fois avancer l'histoire. Heureusement, sa propre histoire personnelle n'est pas mise de côté: le mystère sur ses origines plane tout au long de la série, tandis que ses sentiments seront peu à peu développés, notamment sa solitude, et l'absence de sa famille qui lui pèse plus que ce qu'elle ne montre. Sû reste beaucoup aux côtés de Motoko Aoyama.

Motoko est une kendoka puissante, mais solitaire et réservée, vouant une importance capitale au sens de l'honneur. Dès le début de l'histoire, Motoko n'apprécie pas Keitaro, elle représente d'ailleurs la plus terrible menace à son encontre, ce qui sera exploité au cours de diverses situations. Bien entendu, comme pour les autres personnages, le caractère de Motoko s'étoffera au fil des chapitres, via ses doutes et ses questionnements, mais aussi grâce à la présence de sa famille. Taciturne et réfléchie, Motoko s'affranchira bien vite des limites du cliché qu'elle incarne, pour dessiner un personnage profond et attendrissant.


Mitsune Konno est l'aînée du petit groupe. Surnommée "Kitsune", qui signifie "renard" en japonais, par ses amies, à cause de ses traits félins, elle incarne le personnage le plus libre du manga. Elle représente une jeunesse qui se cherche, vivotant de petits jobs à droite à gauche, et fait preuve d'un optimisme à toute épreuve. Mais Kitsune sait aussi être manipulatrice quand ça l'arrange, même si elle se soucie du bien-être de ses proches. Elle ne s'embarrasse pas d'hésitation, c'est une jeune femme qui croque la vie à pleines dents. Pourtant, l'échec hante son passé, et Kitsune fait tout pour l'oublier, avant de faire face et de les assumer pour aller de l'avant. Il est évident que Kitsune est le personnage qui incarne le passage à l'âge adulte.


Shinobu Maehara est la cadette de la pension Hinata. Livrée à elle-même, ce sont ses parents qui ont décidé de l'envoyer vivre à la pension pour qu'elle puisse étudier sereinement. Shinobu est une jeune fille souriante et volontaire, elle s'acquitte toute seule de la plupart des taches ménagères au sein du bâtiment. C'est un personnage en pleine construction, qui se cherche et reçoit les enseignements de son entourage. Shinobu représente l'innocence et apporte sa vision du monde, non altérée, à la série.




Enfin, Naru Narusegawa est la personne autour de qui tout gravite. Le récit va tenter de déterminer si oui ou non Naru est bien la fille de la promesse de Keitaro. Naru est travailleuse et drôle, tout comme elle peut être colérique et tendre. C'est le personnage de loin le plus vivant du récit, le moins fixe, en bref, le plus humain. Elle partage évidemment la vedette avec Keitaro, et leur dynamisme en tant que duo évolue sans cesse. Elle rythme le manga avec une aisance folle, par ses attitudes et réactions.

Bien entendu, d'autres personnages vont progressivement s'inviter pour étoffer le récit, maintenant ainsi l'intérêt du lecteur envers l'histoire, tout en permettant à l'auteur un renouvellement permanent. En ce sens, l'histoire évolue très rapidement, qu'il s'agisse du comportement des personnages ou de leur personnalité. De plus, leurs comportements et la composition même du groupe ne sont jamais délaissées. Certes, le récit se concentre sur la relation entre Keitaro et Naru, mais certains chapitres entiers sont parfois consacrés aux personnages secondaires, et ce dès le début de l'histoire. Ainsi, le tout premier chapitre fait office de vaste introduction, présentant à la fois le personnage principal, son statut, son but, le cadre spatial et temporel de l'action, ainsi que tous les personnages principaux. Tout ça, en quelques pages simplement, ce qui prouve la maîtrise narrative dont sait faire preuve l'auteur Ken Akamatsu. Mais ce qui est intelligent, c'est qu'une fois les bases exposées et que Keitaro devient le gérant de la pension Hinata, le récit prend la peine de présenter et développer un personnage par chapitre. La trame principale est relayée au second plan, sans jamais disparaître, tandis que les protagonistes brillent tour à tour. La rigueur de Motoko, l'excentricité de Sû, la solitude de Shinobu, tout le monde y passe. Cette pause, rythmée par un humour efficace ou absurde, permet au lecteur de se familiariser avec cette galerie de personnages uniques.

L'autre point fort, présent dès le début du récit, est l'ancrage de l'histoire dans la réalité. Love Hina développe un cadre crédible, le Japon contemporain, via des lieux et des éléments réels. L'université que tente d'intégrer Keitaro, Todai, existe véritablement. L'architecture des bâtiments est calquée sur l'architecture existante (voir les différentes monuments et autres bâtisses), tout comme diverses œuvres culturelles sont régulièrement citées par l'auteur. Il n'est pas rare d'assister à des conversations durant lesquelles les personnages évoquent Final Fantasy ou Godzilla. Ces références sont aussi représentées visuellement, via la présence de consoles de jeu vidéo existantes, ou d'autres allusions plus discrètes. Une planche dissimule par exemple un Pampa, célèbre mascotte de la saga Final Fantasy citée précédemment. La présence de toutes ces références et citations offre une crédibilité à l'univers pourtant fictif de Love Hina. De plus, l'œuvre est envahie d'éléments culturels issus de la culture nippone, comme les purikura, présents dès le début de l'histoire. Pour les lecteurs japonais, tous les éléments issus de leur propre culture facilitent l'attachement envers les protagonistes. Mais pour nous autres, lecteurs occidentaux, la découverte de ce mode de vie permet un exotisme réjouissant. Il faut savoir que l'histoire adopte une chronologie une fois de plus réaliste. Le récit est rythmé par les saisons qui défilent. Tandis que l'histoire progresse, et que les personnages évoluent, le lecteur assiste aux fêtes traditionnelles du calendrier nippon, Noël, les vacances scolaires, etc... L'occasion de découvrir le hanami, festival qui célèbre la floraison des cerisiers, ou encore le White Day, qui fait suite à la Saint-Valentin. Il faut d'ailleurs savoir que l'édition française de Love Hina (disponible chez Pika Edition), propose un lexique très précis détaillant tous les points qui peuvent paraître obscurs au lecteur.

Tous les points énumérés précédemment, à savoir la diversité des personnages, le contexte réaliste, la narration et l'humour omniprésent, résument assez bien ce qu'est Love Hina. Cependant, il existe un autre élément, fondamental, sur lequel Ken Akamatsu s'est appuyé pour créer son récit: la légende de Taro Urashima *. Le premier point qui saute aux yeux est la similitude qui existe entre le nom de ce personnage, et celui du héros de Love Hina, Keitaro Urashima. Hors, et bien que le manga suive sa propre voie, l'ombre du récit original plane tout au long des quatorze tomes qui constituent la série. Et c'est là que tout l'ancrage dans le réel évoqué un peu plus haut prend tout son sens, l'auteur prenant un malin plaisir à créer un conte contemporain construit sur des éléments traditionnels. Ainsi, tout au long des chapitres, plusieurs événements mystiques ou inexpliqués apparaissent régulièrement. C'est le cas des incroyables et heureux hasards qui rythment l'aventure ou, pour donner un exemple plus précis, les étranges transformations de Sû qui s'opèrent lors de certaines nuits. Des points scénaristiques qui, finalement, ne nécessitent pas d'explications rationnelles, tout comme la magie et les manifestations surnaturelles des contes et légendes traditionnels. Ce contraste peut s'expliquer par la culture nippone elle-même, une culture qui symbolise justement ce contraste exacerbé. Le Japon est un pays de contradictions, Tokyo est une ville aux mille reflets, au coeur de laquelle il est possible de croiser deux moines bouddhistes en tenue traditionnelle arpenter les artères du quartier le plus branché et à la pointe technologique de la capitale. Love Hina est un pur produit de cette société. Pour en revenir aux liens qui unissent le manga à la légende de Taro Urashima, on pourrait citer le récit qui débute à la pension Hinata, qui se situe au sein d'une station balnéaire, durant les vacances estivales, tandis que la légende débute un soir d'été. Ce lieu est aussi l'endroit dans lequel se trouve un rotenburo *, l'eau étant un élément central du conte. D'ailleurs, une fois de plus, Ken Akamatsu fait d'une pierre deux coups, en utilisant des faits réels et contemporains pour imaginer cette pension. En effet, à l'origine la pension Hinata était une ancienne ryokan *, reconvertie depuis peu en pension pour filles pour des raisons financières. Ces auberges typiques du Japon ont connu une période difficile, le nombre de ces établissement s'étiolant drastiquement d'année en année. Enfin, le terme "hinata" pourrait se traduire par "maison ensoleillée", ce qui correspondrait à l'île de l'été sans fin énoncée dans le mythe original.



Urashima Taro
Illustration par Edmund Dulac

* Taro Urashima
Taro Urashima est le personnage principal d'un conte japonais, un pêcheur qui sauve la vie d'une tortue et visite les fonds de l'océan. L'histoire débute sur une plage, alors que Taro chasse une bande d'enfants qui s'en prenait à une tortue échouée. Le lendemain, une immense tortue se présente à lui: en effet, la tortue qu'il avait sauvé la veille était en fait la fille du roi de l'océan, qui souhaitait le rencontrer afin de le récompenser. Cette récompense fut un séjour au coeur de Ryūgū-jō, le palais sous-marin de Ryujin (Dieu de la mer dans la mythologie japonaise). La tortue que Taro avait sauvé s'était transformée en une magnifique humaine, et il passa un long moment à ses côtés. Cependant, le mal du pays se faisant de plus en plus présent, il décida de rentrer chez lui. A cet instant, la princesse lui confia un magnifique coffret recouvert de joyaux, coffret qu'il ne devait jamais ouvrir. De retour à son village natal, Taro découvrit que plus de 700 ans s'étaient écoulés ! Plus personne ne se souvenait de lui. Abattu, Taro se rendit sur la plage où tout avait commencé et, ignorant les directives de la princesse, ouvrit le coffret. Un épais nuage de fumée noire s'extirpa de la boîte, tandis que le pêcheur vieillissait à vue d'oeil. Il se changea en grue et s'installa sur le Mont Horai: le coffret renfermait tout son temps de vie qui s'était écoulé durant son séjour sous les mers. 
Dans Love Hina, le lecteur retrouve le personnage nommé Urashima, mais aussi la tortue ou un monde isolé (le palais dans le conte, des îles désertes dans le manga). Il est enfin marrant de constater que le conte débute sur une plage de sable fin, tandis que le manga s'ouvre dans un bac à sable, et que les deux récits abordent le thème du temps qui passe.

* Rotenburo
Un rotenburo est un genre d'onsen (une source d'eau chaude) situé en extérieur. Il existe beaucoup d'onsen au Japon, car c'est un pays volcanique, et beaucoup d'entre eux se situent au coeur de villes thermales.

* Ryokan
Les ryokan sont des auberges traditionnelles japonaises. Il en existe à l'heure actuelle environ 70.000 sur tout le territoire japonais. L'esthétisme est essentiellement japonais, car la plupart des ryokan sont construits avec du bois, du bambou ou des cloisons de papier. Le sol est généralement constitué de tatamis, tandis que les clients dorment sur des futons déroulés pendant la nuit par les femmes de chambre.


L'eau, élément central de la légende, est aussi très présente tout au long du manga. Une ville balnéaire, des sources d'eau chaude, des îles tropicales isolées parmi de vastes océans, etc... L'eau fait bien entendu écho, encore une fois, à la légende de Taro Urashima. Source de vie, mais aussi frontière entre la réalité et le rêve. Nos héros, tout au long du manga, se retrouveront plusieurs fois isolés au coeur d'îles tropicales, coupés du reste du monde. Des moments hors du temps, qui rejoignent là encore une thématique abordée par la légende citée précédemment. Ces phases scénaristiques permettent toujours aux personnages d'évoluer, qu'il s'agisse de Keitaro et de Naru, qui se retrouvent ensemble sur ces bouts de terre inexplorés, ou bien lorsque Keitaro quitte seul la pension, dans le but d'effectuer des fouilles archéologiques. Une partie du récit se concentre même sur l'absence de Keitaro, tandis que les filles du groupe sont confrontées au caractère particulier de la propre soeur du personnage.

Bien rapidement, l'auteur Ken Akamatsu introduira une mascotte au sein de son univers, via la présence de Tama, une tortue d'eau douce. Au Japon, la tortue représente la chance, voire la longévité. C'est un animal qui, contrairement à ce qui est ancré dans la culture occidentale, est associé à des valeurs positives (tandis que chez nous elle est associée à la lenteur). De manière générale, dans les cultures orientales, la tortue représente le support du monde. Dans Love Hina, Tama aura une justification scénaristique dans plusieurs chapitres (par exemple, elle terrorise Motoko, ou bien elle fera ses adieux à toute l'équipe lors d'un passage particulièrement émouvant), mais elle symbolise surtout le rapport qui unie les personnages à l'eau, sans oublier son lien avec le conte de Taro Urashima. Enfin, l'eau est un élément qui, je trouve, représente vraiment les souvenirs. Une infinité de gouttes rassemblées, qui forment un tout, comme une myriade de souvenirs qui construisent une personne. Sur le même postulat, on peut imaginer une onde qui se répand sur une étendue aquatique, et qui s'efface au fur et à mesure qu'elle s'éloigne du centre, tout comme les souvenirs qui s'altèrent tandis que le temps défile.

L'auteur va jouer, du début à la fin, avec les souvenirs de Keitaro, chaque tome apportant son lot d'altérations et de nouveaux personnages, qui changent la donne du récit. Pourtant, il confie à tous ces événements une nature cyclique, ou de miroir. Les événements se répètent, tandis que les protagonistes s'érigent en reflets les uns des autres. Par exemple, le début du manga s'articule bien sûr autour de la fameuse promesse, mais cette partie met aussi en avant les différentes tentatives de Keitaro à intégrer Todai. Etant donné que l'auteur propose une construction cyclique des événements, le lecteur est absolument incapable de deviner la conclusion de ces tentatives, ce qui permet à la fois de proposer des séquences d'humour imparables, mais aussi des scènes prenantes et touchantes, qui dépeignent avec justesse les sentiments de ces étudiants. Au niveau des personnages, la plupart d'entre eux sont des reflets ou des projections d'autres protagonistes. Le cas de Mustsumi Otohime est intéressant.


Nous l'avons déjà dit, le manga est construit de manière cyclique. Ainsi, on pourrait grossièrement résumer les faits de la sorte: au début de l'histoire, un cycle se termine lorsque Keitaro obtient les résultats de l'examen d'entrée à Todai. Lors de sa seconde tentative, Keitaro échoue à nouveau. Le manga repart sur une nouvelle base, et va répéter ce cycle de révisions jusqu'au prochain concours. Afin de dynamiser son récit, l'auteur introduit alors Mustsumi, qui est une version féminine de Keitaro. La période de révision que le lecteur connaît déjà va alors être renouvelée. Une nouvelle dynamique de groupe s'installe, les sentiments et relations entre Naru et Keitaro évoluent et sont altérées par la présence de Mutsumi. De la même manière, l'arrivée de Seta, dont Naru était amoureuse lorsqu'elle était plus jeune, va à nouveau redistribuer les cartes. Ces personnages, Mutsumi et Seta, se présentent comme les échos des personnages principaux: ils passent eux aussi trois fois l'examen d'entrée à Todai, ils répètent des actions déjà vues ailleurs au cours du récit. Ainsi, Ken Akamatsu concocte un récit intelligent, dans le sens où la nature cyclique des événements lui permet de joueur avec son lecteur, et d'arriver à le surprendre lorsque ce dernier ne s'y attend pas.

La plupart du temps, l'auteur brise l'attente du lecteur via l'humour. Car l'humour dans Love Hina a souvent des fins narratives, comme dans One Piece d'ailleurs. L'un des exemples les plus frappants se situe lorsque Keitaro passe une épreuve écrite après avoir révisé intensément et fait plusieurs progrès. Face au sujet d'examen, il découvre des questions d'une facilité déconcertante. Rassuré, il se met à imaginer sa réussite, se voit vivre une vie idyllique au sein de l'université, en compagnie de ses proches. Absorbé dans ses rêves, il ne remarque pas le temps qui passe et, lorsqu'il revient à la réalité, l'étudiant se rend compte qu'il a passé toute la session à rêvasser: il ne lui reste que cinq minutes pour tout remplir ! L'absurdité de la situation, accentuée par le trait et la mise en scène de l'auteur, apporte un humour infaillible à cette scène d'une importance capitale.

La mise en scène, d'ailleurs, se veut d'une maîtrise absolue. Malgré un classicisme nécessaire lors des scènes dites de transition, Ken Akamatsu manie son art comme peu en sont capables. L'auteur ouvre ses scènes sur des plans panoramiques efficaces, afin de présenter les lieux, avant de s'attarder sur les personnages eux-mêmes et leurs expressions. Le fond n'est jamais oublié, et la plupart des cases esquissent toujours quelques éléments en arrière plan. Certaines séquences sont cependant magnifiées par la mise en scène. Pour exemple, je citerai le chapitre qui illustre le groupe de la pension découvrant que Keitaro est reçu à Todai, alors que celui-ci a quitté le pays. Une case en particulier montre le groupe en plongée, en train de contempler le tableau d'affichage des résultats. Ce même tableau est en fait situé entre les personnages et l'oeil du lecteur, mais représenté de manière translucide. En une seule case, l'auteur nous montre tous les personnages regroupés, stupéfaits par ce résultat, mais aussi le nom de Keitaro affiché (à l'envers, vu que le lecteur se trouve derrière le panneau), le tout présenté en plongée et intégrant les résultats vers le haut de la case, pour mieux signifier l'importance de cette information. Autant d'informations données en une seule case, sans délaisser l'impact émotionnel de la scène (via le silence, mais aussi la taille de la case elle-même, en pleine page), c'est sidérant. Cette mise en scène est renforcée par la présence d'onomatopées, incrustées de manière naturelle dans les décors, de manière à ne jamais détourner l'attention du lecteur, tout en développant l'ambiance désirée. Par exemple, lorsqu'un personnage observe intensément un élément en particulier, de discrets petits mots "fixe, fixe" viennent s'intercaler aux côtés du protagoniste afin d'accentuer son regard. Un autre exemple intéressant de cette maîtrise de la mise en scène et de ses onomatopées est la scène durant laquelle Keitaro s'excuse envers Naru en lui disant ceci: "Tout est de MA faute !". A ce moment, un feu d'artifice rugit dans le ciel, ce que l'auteur représente par une illustration majestueuse accompagnée de l'onomatopée "PAOOOM", inscrite en énorme. Hors, le "P" de cette onomatopée transperce la bulle de dialogue qui contient la phrase prononcée par Keitaro, à l'endroit précis où se situe le mot "MA". Cet effet fait comprendre au lecteur que le dialogue est couvert par le tintamarre. Et en effet, Naru comprend de travers cette partie de la phrase.

La notion de cycle abordée un peu plus tôt peut être vue comme une réminiscence des religions orientales telles que le bouddhisme ou l'hindouisme. Dans ces religions, la vie est abordée de manière cyclique, chaque cycle permettant à l'âme de s'améliorer encore et encore. Il y a un peu de cette idéologie dans le parcours des personnages de Love Hina. Pour autant, le manga ne fait jamais l'apologie d'une religion ou une autre, il s'agit plutôt d'une glorification de l'enthousiasme et de la persévérance, une philosophie de vie. Le manga est un récit qui déborde de valeurs positives. Les cycles dans Love Hina sont dynamisés par les différentes rencontres que font les personnages, ou leurs propres expériences, comme les voyages, au coeur de l'histoire. Les voyages permettent souvent aux personnages de se retrouver avec eux-mêmes, et de rentrer changés (l'exemple le plus marquant étant le retour de Keitaro à la pension, après qu'il soit parti effecteur des fouilles archéologiques: il revient différent, en étant devenu le quasi-sosie de Seta, ce qui fait d'ailleurs une fois encore écho aux personnages qui ne sont que les reflets des autres). Le récit reste cohérent de bout en bout.

Un morceau de vie qui parle d'amour et d'accomplissement, clamant haut et fort qu'il ne faut jamais dévier de ses objectifs, de ce que l'on veut devenir, voilà ce qu'est Love Hina. Le récit est une ode à la vie, malgré les difficultés qu'elle nous impose, mais pas seulement. C'est aussi un univers et des personnages terriblement attachants auxquels Ken Akamatsu donne vie, un univers débordant d'enthousiasme et d'un humour jubilatoire, le tout enrobé par une maîtrise technique fascinante. Tandis que les pages défilent et développent une intrigue qu'il est difficile d'oublier, les personnages de Love Hina existent réellement, pour quelques instants du moins. Avec eux, nous éprouvons tristesse, joie et incertitude, tandis que sans nous en rendre compte, un sourire se dessine aux coins de nos lèvres.

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