Kafka sur le Rivage


Écrit par Haruki Murakami

Cet article contient des spoilers.

Métamorphoser le réel en quelque chose d'indicible, muter le quotidien en une fresque aux confins du subconscient, telle est la capacité de Haruki Murakami, écrivain japonais jouissant d'une aura grandissante sur nos terres, à mesure que ces romans nous parviennent. Les événements qui ponctuent Kafka sur le Rivage s'extirpent de toute logique, pourtant ils résonnent comme des métaphores viscéralement justes, et tandis que le bon sens s'effrite à chaque nouveau paragraphe, le récit dessine une toile dont la justesse et la sensibilité sonnent juste. Si l'histoire s'enclenche à l'occasion d'un voyage à travers le Japon contemporain, ce sont les rencontres fantasmagoriques et les situations oniriques qui font du roman un nectar dont le goût n'est à nul autre pareil. Murakami dévoile le parcours de deux personnages qu'un miroir semble séparer, la thèse et l'antithèse. D'un côté, les mots récitent le parcours du jeune Kafka, lequel offre son nom au titre du livre, un garçon de quinze ans, lunatique et solitaire, rongé par une prophétie qu'il va tenter de fuir. De l'autre, voici Nakata, un vieillard amnésique depuis un étrange accident survenu durant son enfance. Ces deux personnages vont décider de prendre la route, sans se connaître : leurs parcours vont alors dessiner des trajectoires guidées par un destin facétieux, dont on ignore s'il est inéluctable ou pas.

Kafka donc, décide de prendre la fuite hors du cocon tokyoïte, afin d'éviter une funeste malédiction que ne renieraient pas les dramaturges grecs. Tu tueras ton père et coucheras avec ta mère, tels sont les mots auxquels le jeune garçon veut échapper. Nakata habite lui aussi à Nakano, à Tokyo, soit au cœur du même arrondissement que celui dans lequel vit Kafka. Au contraire de ce dernier, brillant, Nakata est mentalement déficient, il ne survit que grâce à des subventions régulières, et ce depuis ce tragique événement de 1944 au cours duquel il a visité les limbes. Nakata a un secret, il parle aux chats, un don qu'il utilise pour retrouver les félins égarés du quartier. Un jour, il décide de partir pour une quête, dont il ignore lui-même les tenants et aboutissants. Le roman alterne les chapitres, chacun dédié à l'un de ces deux personnages. Les chapitres pairs se consacrent à Kafka, les impairs mettent en lumière Nakata. Cependant, l'auteur place le lecteur dans une situation particulière, le rendant beaucoup plus proche de Kafka que de Nakata. Pour le premier, le récit est composé à la première personne, tandis que c'est à la troisième que le vieillard parle de lui. Ces chapitres sont courts et rédigés dans un style fluide, à base de phrases simples allant droit au but, qui s'allongent et se complexifient en même temps que le surnaturel envahit les mots. L'auteur s'amuse alors à briser la frontière entre le rêve et la réalité, en décrivant l'irruption du fantastique d'une manière banale, sans appuyer la nature improbable de ces situations extraordinaires. Le quotidien lui-même peut s'orner d'atours oniriques, grâce à la description empreinte de spleen qu'en fait Murakami. Cet art, d'un fragile équilibre, les japonais l'appellent "mono no aware", la mélancolie des choses, l'empathie ou la sensibilité envers l'éphémère.

Cette frontière entre la réalité et les rêves, Murakami l'exploite tout au long de son récit. Le fameux rivage du titre renvoie clairement à cette frontière qui parfois vole en éclats, et permet à des mondes qui n'existent pas de se rencontrer. Comme dans un rêve, tout ne trouve pas d'explication dans Kafka sur le Rivage, le livre est un mystère lui-même composé d'énigmes éparses qui se répondent entre elles. Comme le dit Murakami dans une interview donnée lors de la promotion du roman, chaque lecteur ne trouvera pas toutes les solutions, et chacune de ces réponses sera différente pour chacun. Pourtant, ce flou qui englobe l'œuvre ne constitue étrangement pas un frein à la lecture, au contraire, la lecture reste très engageante non seulement grâce à l'écriture harmonieuse de Haruki Murakami, mais aussi grâce aux ruptures de ton humoristiques qui ponctuent le récit. Un humour en corrélation avec l'univers des rêves, dans lequel tout est possible, comme l'apparition du Colonel Sanders, la mascotte de la célèbre marque Kentucky Fried Chicken. Pour l'anecdote, Murakami voulait utiliser Mickey Mouse, mais la société Disney est rigide sur les droits de leurs personnages, l'auteur a dû abandonner l'idée. Lorsqu'il a écrit Kafka sur le Rivage, le processus d'écriture de Murakami fût très lié aux rêves, l'auteur se permettant d'utiliser des éléments récurrents, des connexions entre les situations qui relèvent du subconscient, une thématique qui renvoie d'ailleurs aux travaux du psychanalyste Carl Gustav Jung. Le voyage entrepris par Kafka, s'il est d'abord physique (il part de la ville pour se retirer dans la campagne, sur une petite île isolée et envahie par la forêt), s'avère être aussi un périple au sein d'une sorte de labyrinthe intérieur. Le labyrinthe est d'ailleurs un élément récurrent du récit. Le père de Kafka, sculpteur de son état, est connu pour une œuvre nommée "le labyrinthe", en référence au célèbre mythe du minotaure. Ce n'est pas un hasard si plus tard le personnage d'Oshima explique le concept de labyrinthe à Kafka, et par extension au lecteur : les mésopotamiens extirpaient parfois les intestins d'animaux (ou d'humains) afin de prédire l'avenir en étudiant leur forme, une forme labyrinthique, ce qui prouve que le principe même du labyrinthe existe, à la base, en chaque être vivant. Tout autour du roman gravitent ces éléments qui se répondent à plusieurs chapitres d'intervalle.

L'édition japonaise de Kafka sur le Rivage
Cette autre réalité qui surgit parfois au détour du quotidien possède ses propres émissaires, lesquels revêtent l'apparence d'animaux. Nakata est par exemple capable de communiquer avec les chats, qui d'ailleurs sont souvent présents dans l'œuvre de Murakami, au sein de laquelle ils symbolisent la plupart du temps un autre monde (pour l'anecdote, l'auteur possède un club de jazz qu'il a baptisé le Peter Cat). Le "maneki neko", que l'on pourrait traduire par "le chat du bonheur" ou "porte-bonheur", est une figure traditionnelle du Japon, qui incarne la chance. Autre scène du roman liée aux animaux, la pluie de poissons, qui symboliserait toute l'absurdité propre aux songes. Ici, l'incursion des poissons symbolise la collision entre le fantasmagorique et le réel, entre le conscient et le subconscient. Sans oublier que Murakami met en scène l'enfant corbeau, le guide du jeune Kafka (qui signifie d'ailleurs "corbeau" en tchèque, comme pour souligner que l'enfant corbeau incarne la part inconsciente de Kafka). Cette limite ténue entre les rêves et la réalité se fragmente plusieurs fois dans le roman, comme par exemple lors du meurtre du père de Kafka. Cette scène se développe en deux temps : Nakata suit un chat qui le mène chez Johnnie Walker (mascotte de whisky), qu'il finit par poignarder. C'est pourtant Kafka qui se réveille alors, tâché de sang, tandis que le lecteur apprend la mort de son sculpteur de père, poignardé. Tout comme pour le labyrinthe, c'est encore une fois le personnage nommé Oshima qui, quelques chapitres plus loin, apporte une bribe de réponse à ce mystère, en se basant sur Le Dit du Genji, le grand classique littéraire écrit par Shikibu Murasaki au début du onzième siècle. Oshima raconte l'histoire de Dame Rokujo, l'une des maîtresses du Prince Genji, consumée par sa jalousie envers Dame Aoi, la femme du prince. Ce sentiment était si puissant qu'elle finit par se changer en un esprit diabolique qui, chaque nuit, attaquait Aoi dans son lit jusqu'à ce que, finalement, elle ne la tue. Mais Rokujo n'avait pas conscience de sa propre transformation, elle se réveilla juste, suite à un cauchemar, en constatant que ses cheveux sentaient la fumée. Incapable d'expliquer l'origine de cette odeur, Rokujo était désemparée. En fait, cette fumée provenait des encens que les prêtres allumaient alors qu'ils priaient pour Dame Aoi, Rokujo n'avait pas conscience de transcender les règles de la réalité, ni de la puissance accordée par son subconscient, ses rêves - qui lui permettait de se retrouver dans la chambre de la femme du prince.

Les références qu'exploite Murakami ne sont pas toutes orientales, au contraire, l'auteur se base énormément sur la culture occidentale à travers son roman. Beethoven, Schubert, Hegel, Napoléon, voire le Colonel Sanders, autant de figures éloignées du Japon qui colonisent Kafka sur le Rivage. Le prénom de Kafka lui-même renvoie directement à Franz Kafka (La Métamorphose, écrite en 1912). Dévoré par cette culture occidentale, Murakami exploite bon nombre d'anecdotes dans le but de concocter une myriade d'excursions thématiques dont il assaisonne le récit. Les emprunts sont nombreux et proviennent autant de la philosophie que de la musique ou du cinéma. Cette démarche porte ses fruits quand elle éclaire le récit sous un nouveau jour, et rappelle quelque peu certains romans de Bernard Werber, bien que l'auteur japonais applique cette démarche avec une grâce et une délicatesse typiquement orientale.

Autour du couple de personnages principaux gravitent des entités secondaires qui feront office de guides. Hoshino, routier désabusé qui risque son emploi dans le but d'aider le vieux Nakata, et Oshima, bibliothécaire hermaphrodite qui accueille Kafka à la fin de son périple, sont les deux protagonistes qui brilleront le plus. C'est par eux que transite la maturation de Kafka et Nakata, par leurs échangent qui ne font pas avancer le récit "physiquement", mais qui grandissent considérablement ces deux personnages. Le développement des personnages répond au développement narratif, tous les deux se tissent grâce aux innombrables métaphores qui irradient le récit. "Métaphore", un terme qui revient encore et encore au fil des chapitres, l'auteur se permettant d'en exploiter toutes les ressources. Kafka sur le Rivage est une immense métaphore, qui peut prendre autant de formes qu'il y a de lecteurs, ce qui rejoint la thématique des rêves, ceux-ci étant basés sur nos expériences, nos vies, avant d'en donner un reflet déformé, absurde, mais pourtant doté d'un sens caché et profond. Profond comme le subconscient. Murakami donne à la métaphore plusieurs définitions tout au long de l'histoire, la métaphore est changeante, elle représente la réalité autant que l'impossible. C'est d'ailleurs l'impossible qui englobe le roman, tant l'auteur fracture la logique la plus élémentaire, brisant les règles spatiales et temporelles, comme l'atteste le fameux tableau qui donne son nom au livre, et dans lequel Kafka discerne des éléments qui renvoient à sa propre vie.


La grande force du roman repose dans tous ces éléments qui se répondent les uns aux autres, dont l'existence ne peut se justifier que si le lecteur en décèle les liens. Mademoiselle Saeki, l'énigme du roman dont l'identité reste embrumée, n'existe que dans son propre labyrinthe, un dédale évoqué à la fois par le père de Kafka et par Oshima, un piège dont elle ne s'extirpera que grâce à Nakata et sa pierre qui en marque la sortie. Cette bibliothèque perdue dans la forêt est-elle réelle ou n'est-elle que le souvenir d'un passé qui ne rêve que de s'en aller ? Les règles spatiales (Kafka est-il présent lors de l'assassinat de son père ?) et temporelles (toute la confusion passé / présent qui entoure le personnage de Saeki) volent en éclat sous la plume de Murakami, le dédale bafoue le temps lui-même. Mademoiselle Saeki est à la fois une jeune fille de quinze ans et une cinquantenaire mûre, Nakata est isolé de son passé suite aux événements de 1944, la librairie symbolise un passé figé hors de la trame temporelle, autant d'éléments qui accordent au temps une importance capitale.

Kafka sur le Rivage ne constitue pas seulement une réflexion poussée sur l'opposition entre le rêve et la réalité, le temps et l'espace, le conscient et le subconscient, c'est aussi un roman initiatique comme il en existe des milliers. Cependant, Murakami brise tous les clichés et codes inhérents à cette littérature. Ainsi, si le personnage principal est un jeune adolescent brillant, sa présence est contrebalancée par le personnage de Nakata, son antithèse. La forêt, lieu central de la plupart des grands contes initiatiques, accomplit ici aussi son rôle, tout comme la présence du guide (en la présence d'Oshima) ou de la chute du mentor (l'assassinat du père). Tous les éléments liés aux récits initiatiques, comme dictés par le monomythe de Joseph Campbell (dans Le Héros aux Mille et Un Visages, 1949), apparaissent déformés dans le roman de Murakami. La conclusion résonne comme un aboutissement parfait, Kafka est libéré.

Récit philosophique ponctué par une mélancolie du quotidien, étude profonde des liens qui unissent le réel, l'imaginaire, l'esprit et l'univers, Kafka sur le Rivage est aussi un roman divertissant, bercé par une ambition subtile. Alliant personnages charismatiques et digressions enrichissantes, le livre de Haruki Murakami cristallise les interrogations passionnantes de son auteur. Ce dernier couche une histoire dont l'écho continue de résonner une fois la dernière page tournée, tant les réponses se confondent avec les questions. Chronique intemporelle d'un monde qui se détourne de l'abstrait, cette histoire est avant tout une histoire de Murakami, qui tisse ici un monde, ou plusieurs, dont les reflets peuvent parfois être aperçus quelques secondes, au coin d'une rue, derrière le voile d'un rideau ou à travers le regard insondable d'un chat dont l'existence vacille.

Cliquer ici pour revenir à l'index