The Wailing

Cet article contient des spoilers.


Réalisé par Na Hong-jin

Six ans. Il a fallu six longues années à Na Hong-jin pour livrer son diamant noir, dont trois intégralement consacrées à l'écriture de ce nouveau film, The Wailing. Ou The Strangers sur le territoire français. En délaissant les environnements urbains qui participèrent à ses réussites passées (les deux polars The Chaser et The Yellow Sea), le réalisateur sud-coréen corrompt un petit village balayé de pluies torrentielles, qu'il métamorphose en un sanctuaire isolé envahi par le mal. En effet, la commune de Gok-seong est depuis peu phagocytée par d'effroyables meurtres inexpliqués, chaque assassin semblant être le sujet d'incroyables crises de démences. Bien vite, l'arrivée d'un mystérieux vieil homme japonais, vivant seul dans la montagne, sème le trouble dans l'esprit des habitants, la rumeur voulant que ces sordides meurtres aient débuté en même temps que l'apparition de ce vieillard. Le spectateur est invité à suivre Jong-goo, un policier un peu balourd, qui va rapidement rendre cette enquête personnelle, dès lors que sa propre fille, Hyo-jin, semble contaminée par un mal insidieux.

Malgré une proposition régulière et de qualité, le cinéma sud-coréen peine à s'exporter en France. Si un certain effet de mode avait suivi la diffusion du fantastique Old Boy (Park Chan-wook, 2003), le souffle s'est depuis dissipé. Quelques perles parviennent régulièrement à être diffusées sur le territoire, comme les essais suivants du suscité Chan-wook ou les fantastiques morceaux de cinéma signés Kim Jee-woon (dont l'époustouflant I saw the Devil pourrait offrir son titre au dernier Na Hong-jin sans aucun souci), mais le pays reste encore largement sous représenté. Sans verser dans la critique facile, il est navrant de constater la non existence des derniers succès asiatiques dans des éditions françaises dignes de ce nom (par exemple, le plus gros succès chinois de tous les temps, The Mermaid de Stephen Chow, 2016, n'a même pas eu droit à une sortie sur les plateformes de vidéo à la demande, aberrant). Heureusement, et pour en revenir au sujet de cet article, The Wailing est offert au public français (malgré un changement de titre inexplicable), grâce au succès des précédents faits du metteur en scène.


La grande force de The Wailing est de détourner une nouvelle fois les codes du polar, prouvant ainsi qu'il est possible de renouveler le genre, dont le cinéma est encore loin d'avoir fait le tour. Ainsi, à l'inverse d'un A Bittersweet Life par exemple (Kim Jee-woon, 2005), Na Hong-jin ne tisse pas son histoire autour de séquences d'action urbaines, adoptant plutôt une narration quasi-contemplative propre à la tranquillité rurale. Le metteur en scène enveloppe son récit d'une paranoïa latente qui contamine peu à peu le personnage principal, puis le spectateur, jusqu'à un final d'une intensité remarquable au cours duquel les certitudes volent en éclat. Car c'est bien de contamination qu'il est question dans The Wailing, une contamination des corps et des esprits qui progresse à travers des lignes narratives multiples, elles-mêmes illuminées par une multitude de personnages significatifs qui auront tous, sans exception, leur rôle à jouer. En plongeant le spectateur au milieu de ce microcosme, Na Hong-jin délie une atmosphère oppressante, qu'il explorera à travers une mise en scène millimétrée et étouffante. En profitant du montage et d'un jeu avec la perception du spectateur, la moiteur du scénario altérera la réalité, ici en proposant un flashback dont la véracité reste brumeuse, là en insérant une scène onirique sans coupure avec le réel. Le spectateur se mettra ainsi à douter de ce qu'il voit, bien que la fin du film laisse penser que tout ce que les images ont montré se soit réellement déroulé. De la même manière, Na Hong-jin usera du montage pour brouiller les sens et dissimuler la véritable nature des actes effectués par les personnages, comme lors de la monumentale scène d'exorcisme, présentée dans un montage alterné semblant opposer le personnage du chaman à celui de l'étranger. En résulte une scène qui paraît décrire le combat mystique que se livrent les deux personnages, le premier étant représenté comme le reflet du second : les volailles, blanches d'un côté, noires de l'autre, l'opposition entre l'aspect festif et la solitude, la présence de musique, etc... Cependant, les différents éléments distillés au long de cette séquence indiquent la véritable nature des rites effectués, le chaman détruisant un totem protecteur, l'étranger se servant d'une photographie pour parvenir à ses fins. La totalité du long-métrage repose sur ces détails, que le spectateur devra apprendre à déceler, certains ne révélant leur véritable sens qu'à l'aune d'une seconde vision, telles les fleurs desséchées aperçues lors de l'ouverture du film.

L'ambiance du film doit sa puissance évocatrice en partie à l'accompagnement sonore. Les bruitages révèlent l'invisible, laissant au spectateur le loisir d'imaginer ce que l'image évite de révéler. Celui-ci ne verra jamais ce qui se passe dans les combles de la maison, ainsi que toute la scène du massacre du chien qui lui sera épargnée, si l'on excepte les gémissements de la pauvre bête. La musique n'intervient de manière intrusive que très peu durant le long-métrage. Elle sera significative lors des fameuses séquences d'exorcisme, ou lors du final, tandis que ce sont des nappes atmosphériques, aux élans mystiques et religieux, qui rythmeront ponctuellement la progression des personnages. Les pics musicaux sont toujours liés à l'aspect ésotérique de The Wailing, comme si seul l'impalpable, ou l'abstrait, pouvait lier les mortels aux démons. Au-delà de la musique, ce sont les dialogues et les actions des personnages qui confèrent au film son ambiance poisseuse, voire cette hystérie qui enfle pendant la seconde partie du long-métrage, animée par les cris, les pleurs et les hurlements. Une seconde moitié bien éloignée de la mise en place atmosphérique instaurée par l'enquête en début de film. Cette différence de ton se retrouve dans l'ensemble de l'histoire, Na Hong-jin se plaisant à abattre les barrières entre les genres, son film passant du polar au drame avec une aisance folle, se permettant quelques détours vers les différents genres du film d'horreur (du film de zombie, au film de fantôme, en passant par le survival), sans oublier les pics soudains de comédie noire ou absurde, qui incarnent de véritables bouffées d'oxygène au milieu des deux heures trente anxiogènes qu'étale The Wailing. C'est de cette émancipation de toute contrainte formelle que naît la richesse du film, véritable ride émotionnel et riche en surprises au cours duquel le spectateur ne peut imaginer à quoi ressemblera la scène suivante.


Pour s'y retrouver au cœur de ce maelstrom d'émotions, des acteurs impeccables imprègnent la pellicule d' un talent certain. L'incroyable interprétation de la jeune Kim Hwan-hee n'est pas sans évoquer le jeu habité de Linda Blair dans L'Exorciste (William Friedkin, 1973). L'actrice délivre une palette absolument affolante, dressant le portrait d'une petite fille banale et aimante en début de film, avant d'adopter un effroyable visage qui hantera le dernier tiers de cette macabre pièce de théâtre. Le duo principal, à savoir Kwak Do-won (le policier faisant office de personnage principal) et Jun Kunimura (l'étranger) s'en sort tout aussi bien, chacun dans un style différent, mais tous deux confrontés à des situations variées leur permettant de révéler tout leur talent. Le réalisateur s'emploiera d'ailleurs à malmener une nouvelle fois le spectateur en changeant soudainement le point de vue initial, lorsque de bourreau l'étranger deviendra l'espace de quelques instants la victime. Une nouvelle rupture, parmi toutes les autres, que le metteur en scène impose à son audience. Le reste des acteurs ne démérite pas face à ce trio de personnages, de la cellule familiale aux voisins, en passant par les collègues et, bien sûr, le chaman, interprété par un Hwang Jeon-min galvanisé. Tous ces personnages dépeignent un quotidien rustique, dont les journées sont ponctuées par les ragots et autres commérages. Bien évidemment, ce n'est pas ce qui intéresse Na Hong-jin, qui passera rapidement sur les escapades sexuelles de son héros pour se concentrer sur la manière dont la rumeur va enfler, dopée par les étrangetés et autres témoignages dont la véracité restera floue aux yeux de Jong-goo. La présence de ce corps étranger, qui bouleverse la sérénité ambiante, permet au metteur en scène de réfléchir sur l'importance des traditions et du quotidien, à l'image de la réflexion du mangaka Atshushi Kaneko dans Soil. Le contexte, culturel et historique, de la Corée du Sud, impacte aussi fortement le récit. L'étranger, japonais, est le seul personnage interprété par un acteur nippon, un fait loin d'être anecdotique étant donné que le Japon a contrôlé la Corée pendant presque un demi-siècle, et qu'il subsiste de cette époque de terribles cicatrices encore ouvertes. De plus, en termes de cinématographie, il faut noter que l'étranger ne parle pas la langue coréenne, un traducteur devant alors faire le pont entre les personnages, ce qui symbolise clairement les problèmes engendrées par l'absence de communication, tout en permettant au metteur en scène d'instaurer plusieurs scènes d'un suspense éreintant.


The Wailing est aussi, et surtout, un film universel. En effet, Na Hong-jin n'impose aucune réponse concrète quant au caractère fantastique de son propos. Le spectateur réaliste pourra voir dans le film une simple contamination due aux champignons, tandis que d'autres y décèleront sans aucun doute la présence du Mal, dans tout ce qu'il a de plus brut et terrifiant. En ce qui nous concerne, nous avons choisi de croire à l'approche ésotérique, une vision que nous allons expliquer au cours de ce paragraphe. Il existe bel et bien un démon qui rôde aux alentours de ce village maudit, voire le Diable lui-même. Cette entité se nourrit des âmes tourmentées de ses victimes, qu'il garde en photo comme pour les emprisonner. Comme l'explique le chaman, l'entité ne choisit pas ses victimes, seul le hasard entre en ligne de compte, mais il lui faut cependant un objet appartenant à sa proie, pour la maudire (dans le cas de Hyo-jin, ce sera sa chaussure). Une fois possédée, la victime assassine ses proches. Voilà pour la base. Cependant, il existe une sorte de gardien, un esprit protecteur qui s'acharne à défendre les habitants de Gok-seong, il s'agit de la jeune femme en blanc. Celle-ci a aussi besoin d'un objet pour protéger les gens (la barrette rose pour Hyo-jin), voire de jeter des charmes autour d'eux (l'oiseau dans l'urne). Cet esprit tente de capturer l'entité maléfique, grâce à un piège magique, les fameuses fleurs aperçue à la maison du premier crime, mais aussi à la fin, lorsque Jong-goo passe sous certaines d'entre elles, qui se fanent aussitôt. Le chaman est un allié de l'entité, comme l'atteste le faux exorcisme qu'il exécute : il brise le totem protecteur, torture l'enfant pour l'affaiblir, et brise le sceau instauré par la gardienne. Enfin, il prend en photo les cadavres, comme le prouve la conclusion du film. Son intervention  n'est pas la première, étant donné que l'on retrouve le "nid" de protection qu'il établit autour de Hyo-jin au sein de l'une des premières demeures visitées par la police en début de métrage. L'entité, dans le corps de l'étranger, possède de puissants pouvoirs : il peut ressusciter les morts pour en faire des zombies, ou piéger les âmes, ce qu'il fait du début à la fin, en manipulant tout le monde. Peut-être qu'à l'origine, l'étranger était un chaman qui venait débarrasser le village du démon, avant de se faire piéger, étant donné qu'il semble redevenir vulnérable durant quelques séquences du film (à moins qu'il ne s'agisse d'une nouvelle ruse). Quoi qu'il en soit, c'est la piste que nous défendons à ses lieux, une vision clairement nihiliste et sombre de la part de Na Hong-jin.


The Wailing n'est pas seulement d'un pessimisme absolu, c'est aussi un magnifique objet de cinéma. En polissant à l'extrême la narration et la mise en scène de sa messe noire, Na Hong-jin délivre une incantation dont chaque psaume rapproche un peu plus ses personnages des abysses. D'une ambition folle, le réalisateur sud-coréen met tout son talent au service de la conception d'une fresque cruelle, métaphore à peine dissimulée du Mal qui sommeille dans le cœur de chacun. Véritable épopée émotionnelle, s'extirpant d'une malhabile enquête policière pour finalement côtoyer les cimes de la démence, le film exploite chaque outil de la grammaire cinématographique afin d'offrir la vision la plus aboutie de la part de son metteur en scène, qui rejoint ainsi le cercle fermé des réalisateurs les plus importants de son pays, voire du globe tout entier.

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