CE - Volume 1: L'Immortel qui rêve


Écrit et dessiné par José Roosevelt

Cet article contient des spoilers.

Premier tome d'une saga qui en comportera treize, L'Immortel qui rêve s'érige comme la porte d'entrée menant vers le projet de toute une vie du talentueux José Roosevelt: CE. Fable fantastique transcendant les limites de la réalité, à travers la construction d'un monde aux règles insaisissables, ce livre pose les bases encore floues d'une trame nimbée de mystères. Le volume décrit le parcours d'un immortel de classe C, rapidement rebaptisé Ce, immortel qui possède une faculté absolument unique et impossible: rêver. Ce va alors s'extirper du carcan de sa vie monotone, régie par les chiffres, et plonger dans le terrier d'un monde souterrain caché, le Secteur Crécy. Là, les rencontres et les révélations vont tisser une histoire improbable, aux multiples ramifications.

Publié en 2007 et désormais disponible sous la forme d'une intégrale réunissant les trois premiers tomes de la série, L'Immortel qui rêve dépeint un monde surréaliste fait de noir et de blanc, peuplé de personnages tout sauf anodins. Le livre en lui-même dévoile un format particulier, plus grand qu'une bande-dessinée traditionnelle. En effet, las des contreparties exigées par les différents éditeurs, l'auteur José Roosevelt a fondé lui-même sa propre maison d'édition, baptisée Les Éditions du Canard. Ceci lui permet de diffuser CE sous un format qui lui convient, c'est-à-dire de 25 par 32 centimètres, tout en adoptant une couverture souple. La taille du livre permet d'apprécier pleinement le dessin soigné que l'artiste dévoile tout au long des planches qui habillent l'album. Ce qui n'est pas un luxe étant donné que Roosevelt exploite son talent à travers une mise en page recherchée et des illustrations en pleines pages gorgées de détails. L'illustrateur peintre maîtrise clairement son sujet, il s'amuse avec le vide, déconstruit et reconstruit sa narration avec une malice rare, s'amusant de la perception que peut avoir le lecteur par rapport à l'œuvre.

En effet, le lien entre la réalité et l'onirisme n'est déjà pas très clair tandis que les premières pages défilent. Pourtant, au fur et à mesure de la lecture, tout se complexifie. Faut-il seulement diviser l'univers de CE en deux couches, ou bien est-ce plus subtil que ça ? L'auteur joue sur les codes de la narration de manière à faire douter le lecteur. L'Immortel qui rêve s'ouvre sur une scène à la fois banale et énigmatique: une unique case, centrée, présente un homme de dos marchant à travers une plaine vers un but aussi lointain qu'évident, représenté par une immense bâtisse au loin. Cette simple image, qui ne pourrait être qu'une illustration, ouvre tout un champ de possibles, avant de devenir une histoire alors que lecteur tourne la première page et assassine le mystère de cette case. Un damier illustre ainsi la page suivante, tandis qu'une case située au sommet de la page donne un visage au personnage. L'aventure commence alors. Plus loin, après un dialogue succinct, le personnage chute et s'assomme. Page suivante. Notre héros se réveille dans ce qui semble être une chambre d'hôpital. Est-ce la suite des premières pages survolées ? Ou bien tout ceci n'était qu'un rêve ? L'auteur ne laisse pas le temps au lecteur de s'interroger, car le personnage sombre à nouveau dans l'inconscience, avant de se réveiller une nouvelle fois. Déjà, la réalité est chamboulée, le lecteur ne pouvant que se laisser transporter par le périple qui va suivre. Ainsi, le personnage principal, Ce, va découvrir les endroits cachés de la ville qu'il habite, et c'est au cours de son cheminement que le lecteur peut esquisser l'univers surréaliste dans lequel baigne le récit. Tout le tome n'est qu'une marche vers l'avant, tantôt silencieuse, parfois bavarde. José Roosevelt s'amuse à décrire ce monde non seulement par les dialogues, parfois hermétiques, mais aussi par les visuels, mélange saugrenu d'éléments issus de la science-fiction, de la fantasy ou de la mythologie.

L'œuvre emprunte clairement un style que l'artiste Mœbius a contribué à faire connaître, surtout dans la première moitié du récit consacrée à la découverte de la Ville. Cette phase, qui occupe plusieurs planches, suit Ce tandis qu'il sillonne la cité bureaucratique qui l'entoure. Les bâtiments ne sont pas sans rappeler ceux qui envahissent le monde de L'Incal (du susnommé Mœbius), érigés dans une sorte de désordre cohérent et parcourus de dizaine de tubes, telles des artères qui transpercent la mégalopole. Ces tubes sont équipés de sortes de cabines, et servent de moyen de transport à travers les différents quartiers. Les inspirations transpirent dans chaque case, qu'elles soient littéraires ou cinématographiques (la ville évoquant le Brazil de Terry Gilliam). Pourtant, une fois la lecture entamée, jamais ces inspirations ne dépassent leur statut, elles stagnent au niveau de l'hommage et ne phagocytent pas le récit. Cette épopée urbaine silencieuse présente un monde froid et relativement homogène, mais bientôt Ce rejoint le fameux Secteur Crécy, une "sous-ville" peuplée par une faune disparate et surprenante. Les humains se mêlent aux animaux anthropomorphes, tandis que des créatures issues de la mythologie surgissent ici et là. C'est l'occasion pour José Roosevelt d'adopter un trait particulièrement détaillé, qui contraste grandement avec la ville traversée quelques pages plus tôt. On retrouve une ambiance alors proche de ce que dégage Le Roi et L'oiseau (film d'animation de Paul Grimault), c'est-à-dire un onirisme mélancolique et surréaliste à la fois.


C'est en arrivant au sein du Secteur Crécy que Ce rencontre de véritables personnages secondaires, tandis qu'une solitude individuelle planait sur le personnage lorsqu'il errait dans sa cité. Le lecteur découvre alors Merlin, une figure qui lie l'univers du livre à un patrimoine culturel bel et bien réel. Dans CE, Merlin possède les mêmes attributs que le Merlin original, comme la métamorphose, un don que retranscrit Roosevelt en jouant sur la répétitivité de certaines cases. Dans le récit, il est le personnage pivot qui révèle à Ce des secrets inavouables, il est celui qui lance la machinerie en prophétisant la mort de son peuple. Autre incursion notable, celle de deux personnages félins, Blanqueau et Noireaud, allusions aux personnages principaux du manga Amer Beton, gardiens et protecteurs de leur ville. L'auteur ne se privera jamais de ces ajouts issus d'autres œuvres, comme il le fera avec Alice au Pays des Merveilles, dans un autre tome. Le personnage de Victoria, qui apparaît peu avant que le tome ne s'achève, est de son côté un transfuge d'un autre personnage créé par Roosevelt, la sublime Vi. L'auteur continuera dans l'auto-citation lors des prochains volumes, comme s'il réalisait une impressionnante mise en abyme, tout en jouant sur plusieurs niveaux de réalité, tous articulés autour d'un effet de symétrie cohérent. Enfin, le Secteur Crécy lui-même tire certainement son nom de Nicolas de Crécy, auteur par exemple de la sublime trilogie intitulé Le Bibendum Céleste.

En effet, toute l'œuvre de José Roosevelt est symétrique. La construction même de la saga CE l'est elle aussi, la série se développant en treize épisodes séparés par un septième volume qui n'hésitera pas à bouleverser les acquis. L'Immortel qui rêve est, lui aussi, érigé sur une base en miroir. Les Immortels, qui vivent en haut, vivent parmi les chiffres, Les Humains, en bas, ont les mots. Les Immortels n'ont pas de nom, ils s'appellent par leurs matricules. Ils ne rêvent pas. Ils travaillent. Les Humains offrent son nom à Ce, ils rêvent et festoient. Les thématiques se répondent et se reflètent tout au long du récit. Le réel et le concret s'opposent à l'imaginaire et à l'émotion. Tout ce volume conduit à la libération de Ce, qui s'extirpe de la société et abouti dans une salle étrange, relié à une machine, laquelle va dévoiler ses rêves. Sans que l'auteur n'oublie jamais de perturber la perception du lecteur. En effet, dans les derniers dialogues, Merlin (qui avoue ne pas réellement s'appeler Merlin, comme s'il avait emprunté ce nom vu quelque part...) cite les ancêtres des Humains qui peuplent le Secteur Crécy. Il dit alors que ceux-ci, à l'époque, élevaient des bêtes dans le but de les tuer et de s'en nourrir. Et si Merlin faisait référence à nous autres ? Et que CE se déroulerait donc dans un futur hypothétique ? A l'ombre de quelques allusions discrètes, l'auteur parvient à instaurer le doute et le questionnement chez le lecteur qui tourne peu à peu les pages du volume.

Outre les thématiques passionnantes qui animent le récit, CE est aussi une œuvre visuelle, dont le dessin dégouline de maîtrise sur chaque case. Le trait de José Roosevelt est hachuré perpétuellement, de manière à permettre un travail sur les ombres, la perspective et la profondeur d'une rigueur folle. Les aplats de noir sont très rares, pour tout dire ils n'illustrent que les cases dénuées de lumière ainsi que les vêtements que portent Ce lorsqu'il est éveillé. Sa présence dans la ville des Humains contraste ainsi naturellement avec les décors et les personnages mis en scènes par le dessinateur, comme pour surligner ses origines et sa nature d'Immortel. Le blanc des planches sert d'ailleurs la mise en page, pour permettre au récit de respirer ou bien mettre en avant certaines cases. La mise en scène est, elle, très dynamique, l'artiste jouant avec la perspective de manière à dynamiser les dessins, mais jamais de manière gratuite, chaque illustration étant réfléchie et en accord avec ce que veut exprimer Roosevelt. Par exemple, lorsque Ce s'extirpe de l'entité administrative nébuleuse incarnée par son bureau, il se retrouve au sommet de la Cité, triste paysage urbain terne et désincarné. Là, le plan le présente en contre-plongée, tandis que la perspective sombre vers des profondeurs diffuses, desquelles il est difficile d'apercevoir l'esquisse du sol. Ce est un Immortel, certes, il trône au sommet, mais pour vivre une existence vide. C'est pour cela que les événements le mènent à explorer les sous-sols d'une ville cachée et oubliée, comme le prouve l'angle choisi par le dessinateur. L'ensemble du volume conserve la même cohérence, en plus de participer à créer des illustrations expressives et intéressantes d'un point du vue purement esthétique.

Tel le voile qui cache une infinité de portes menant à des mondes différents, L'Immortel qui rêve n'est que l'esquisse de CE. Tous les éléments sont déjà là, tout en brillant par leur absence. C'est un curieux univers que déplie José Roosevelt, à la fois construit et alambiqué. En découle une lecture quasiment sensorielle, qui ne communique que dans l'intime, une lecture qui se vit davantage qu'elle ne se raconte. En quelques planches, l'auteur donne naissance à des personnages énigmatiques mais attachants, mystérieux mais entiers. Le lecteur devine un univers qui s'étire bien au-delà des limites des cases, tandis que les questions s'empilent et s'enchevêtrent. Le fait que le volume se lise diablement vite est heureusement compensé par la profondeur des dessins et la subtilité des références et autres indices qui peuvent surgir au détour d'une réplique, offrant au livre une attrayante possibilité de relecture enrichissante. Le voyage se poursuit désormais dans le volume deux, L'Immeuble H.

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