The Binding of Isaac



Développé par Edmund McMillen

Cet article contient des spoilers.

En un jeu seulement, à savoir le démoniaque Super Meat Boy, la Team Meat s'est rapidement imposée comme une équipe à surveiller de près. Le deuxième jeu d'un studio constitue toujours une étape charnière, à même de confirmer, ou d'infirmer, le talent des développeurs. En publiant The Binding of Isaac, non seulement la Team Meat ne déçoit pas, mais en plus elle renouvelle l'exploit de créer un jeu exigeant, long et possédant un gameplay calibré à la perfection. Sorti fin 2011, le jeu a eu droit à une extension, baptisée Wrath of the Lamb, qui vient rallonger une déjà considérable durée de vie. The Binding of Isaac est un jeu aux mécanismes simples, qui n'hésite pas à ajouter une profondeur bienvenue dans son propos, ainsi que des références intarissables, jusque dans son titre, en français "Le Sacrifice D'Isaac".

Un titre qui renvoie bien entendu à un célèbre passage biblique, au cours duquel Dieu demande à Abraham de lui sacrifier son fils Isaac. Abraham se rend dans le pays de Moriah, accompagné de deux serviteurs, son âne et, bien sûr, son fils. Une fois arrivé à l'endroit indiqué par Dieu, Abraham construit un autel, avant d'y installer Isaac. Tandis que son bras menaçant se lève, couteau en main, un Ange de Dieu apparaît et l'arrête. Abraham n'a nul besoin de continuer son acte, il vient de prouver sa foi infaillible envers le Seigneur. A la place, un bélier est sacrifié, puis tout le groupe retourne là d'où il venait. Cet épisode biblique met en avant deux points qui seront intéressants, à mettre en parallèle avec le jeu vidéo The Binding of Isaac. Premièrement, jamais Abraham ne conteste l'ordre divin qu'il reçoit. Deuxièmement, Isaac est décrit comme un jeune homme relativement costaud, apte à lutter contre son père, mais il ne le fait pas.


Maintenant, place à l'histoire du jeu. L'aventure commence tandis qu'Isaac joue dans le salon, à côté de sa mère, affalée dans son fauteuil et totalement lobotomisée par la télévision. Soudain, tout comme Abraham, la mère d'Isaac entend Dieu lui parler, celui-ci lui demande de protéger Isaac de tout ce que ce monde a d'impur. Progressivement, et suivant les directives du Seigneur à la lettre, la mère d'Isaac lui retire toute possession matérielle et l'enferme, totalement nu, dans sa chambre. Mais Dieu se manifeste à nouveau et demande cette fois à ce que le petit Isaac lui soit sacrifié. Sans rechigner, la mère d'Isaac s'empare d'une lame affûtée et pénètre dans la chambre de son fils. In extremis, ce dernier découvre dans le sol une drôle de trappe, qui lui permet de s'enfuir et de s'enfoncer profondément sous terre. En mettant en parallèle ces deux contextes, il est pertinent de noter que dans le jeu ce n'est pas le père qui doit exécuter son fils, mais sa mère. Une mère qui, d'ailleurs, ne porte pas de nom, et qui est désignée dans tout le jeu en tant que "Maman". Ensuite, et contrairement à l'épisode biblique, dans le jeu vidéo Isaac est un très jeune enfant, persécuté par ses "camarades". En ce sens, il dégage une certaine notion de pureté, d'innocence voire de martyr.

Le jeu en lui-même s'apparente à un jeu d'action-aventure, de dungeon-RPG, voire de shoot. La progression se fait par niveaux, composés de salles représentées par une vue de dessus. La conception graphique se base sur celle du tout premier épisode de la saga The Legend of Zelda, sorti sur NES (tout comme Super Meat Boy s'inspire de Super Mario Bros.). L'aspect dungeon-RPG provient du fait que The Binding of Isaac ne propose QUE des donjons à explorer. Jamais de zone de repos, jamais de village, rien. Cependant, il existe une grande variété d'objets disponibles, conférant à Isaac toutes sortes de pouvoirs. Le garçon est alors capable d'améliorer ses capacités et statistiques, d'où la composante RPG. Enfin, l'aspect shoot se retrouve dans le moyen de défense d'Isaac, ses larmes. Celles-ci peuvent être "tirées" sur ses ennemis, dans quatre directions différentes (haut, bas, gauche, droite). Les salles que traverse Isaac sont remplies d'objets mais aussi d'ennemis, tandis que chaque palier s'achève par un duel contre un boss. Un gameplay classique donc, mais qui brille par le vaste choix d'objets et d'ennemis présents dans les niveaux. Chaque niveau est construit de manière aléatoire: formes et agencement des salles, ennemis et objets, tout ceci varie d'une partie à l'autre. Achever tous les niveaux du jeu ne signifie pas que le jeu est fini, de nouveaux éléments se débloquant à chaque aventure complétée.


Le monde d'Isaac est un monde noir, glauque et dépressif. Pas seulement dans les profondeurs des abysses que va explorer Isaac, mais aussi dans le monde "réel". Premièrement, on constate qu'Isaac vit dans une famille monoparentale, au moment où se déroule le jeu, il n'a pas de père (alors que la figure du Père est justement prédominante dans la Bible). Sa mère est, soyons clairs, un légume. Quotidiennement affalée dans son fauteuil, inactive, grasse, dédiant sa vie à son Seigneur Télévisuel, on peut se douter qu'elle n'a pas grand chose à faire de son fils. L'attitude de cette mère renfermée sur elle-même rappelle un peu le personnage de Sara Goldfarb dans le dépressif Requiem for a Dream. L'exploration du jeu donne d'ailleurs quelques clés pour comprendre le personnage de la mère. Au cours de sa fuite, Isaac pourra trouver de drôles d'objets: Brother Bobby et Sister Maggy, soit Frère Bobby et Soeur Maggy. Ces objets sont en fait des familiers, qui suivent Isaac et l'aident à échapper à toute la horde de monstres qui hantent ces caves. Bobby et Maggy sont, tous les deux, des fantômes, les âmes d'enfants décédés avant Isaac. Les appellations "Brother" et "Sister", de l'aveu même des créateurs du jeu, n'ont pas été choisis au hasard. Serait-il possible qu'il s'agisse en fait des précédents frère et soeur d'Isaac ? D'autres fantômes peuvent venir en aide à Isaac, comme Abel ou les Babys, mais ceux-ci ne sont jamais mentionnés en tant que frère ou soeur. Ainsi, la mère d'Isaac a déjà affronté la mort d'un enfant, avant ce qu'elle tente de faire subir à Isaac.

Des explications concernant le scénario sont partiellement distillées tout au long de l'aventure, notamment lors des différentes fins. Ainsi, il est suggéré qu'à la base Isaac était un garçon très jaloux de sa soeur, tellement jaloux qu'il lui est arrivé de souhaiter sa mort. Malheureusement, un jour, la soeur d'Isaac trépasse. Brisé par cet évènement, le père d'Isaac quitte sa famille. De la même manière, la mère d'Isaac ne s'en remet pas, il lui arrive même d'habiller son fils en fille, à cause du traumatisme. Plongeant chaque jour un peu plus dans la folie, il lui arrive de frapper Isaac lorsque celui-ci tente de se rebeller. Elle a même essayé de le tuer. Le jeu présente plusieurs séquences très courtes mettant en scène Isaac, dans une position de soumission. Si Isaac se laisse toujours faire, s'il est aussi malheureux, c'est parce qu'il culpabilise pour la mort de la petite Maggy. Il a souhaité sa mort, il pense donc que sa soeur est partie par sa faute. Lors de plusieurs séquences venant conclure l'aventure, Isaac se retrouve face à un coffre dans lequel le joueur trouve d'ailleurs le personnage "???", un fantôme bleu. Il est aisé de comprendre que cet enfant est en fait Isaac lui-même, cet enfant rongé par la peur, les regrets, un enfant mort à l'intérieur. Ce n'est pas pour rien qu'Isaac, au cours de sa traversée, va devoir affronter les représentations de tout ce que le monde a de négatif, comme les incarnations des sept pêchers capitaux, les Cavaliers de L'Apocalypse, etc... Isaac combat en fait les démons qui se cachent dans son âme.

L'aspect religieux est très présent dans le jeu, par son titre bien sûr, son scénario, ses personnages jouables (Isaac, Magdalena, etc...) mais aussi grâce à une multitude d'objets en rapport avec la religion, comme la Bible. Pourtant, les créateurs du jeu ont vite démenti le fait qu'on leur reprochait d'attaquer le christianisme. Voici la traduction d'une déclaration d'Edmund McMillen, parue en janvier 2012:

Il n'y a pas, dans le jeu, d'éléments réellement contre le christianisme. On peut voir les choses de cette façon, c'est sûr, mais le jeu n'a pas été réalisé dans cette optique, une grande partie des éléments du jeu provient directement de la Bible, sans détournement ou critique. C'est davantage un jeu dont le propos révèle de la religion en général, plutôt qu'une dénonciation du christianisme. C'est plus comme "Hé, parlons un peu de la religion, réfléchissons. Je vais y jeter quelques trucs, définir un contexte et vous laisser voir comment vous vous sentez, ce que vous y voyez ou pas". Ce n'est vraiment pas un coup de poing asséné envers cette religion en particulier.


Ainsi, le christianisme, dans The Binding of Isaac, n'est qu'une toile de fond, tissée pour aborder un propos différent. Outre le désespoir de cet enfant et son combat contre tout ce qu'il y a de néfaste en lui (et dans le coeur des hommes en général), The Binding of Isaac aborde un thème plus original, et très présent tout au long de l'aventure, bien que beaucoup ne l'aient pas remarqué: le corps. Le jeu raconte bien sûr une histoire, dont il faut remettre les pièces dans l'ordre, dont chaque indice n'est dévoilé que petit à petit, mais il est aussi supporté par cette thématique pertinente du rapport que l'Homme entretient avec son corps. Beaucoup d'éléments ramènent à cette thématique. Déjà, il convient de mettre en avant que dès l'introduction du jeu, le corps est mis en avant car Isaac se retrouve entièrement nu. Comme nous l'avons déjà vu, ceci pourrait évoquer l'innocence, voire la pureté du personnage, cependant, le détail du scénario nous apprend qu'Isaac est rongé par la culpabilité, parce qu'il avait des pensées néfastes envers sa soeur. Ainsi, Isaac doit se mettre à nu, physiquement et métaphoriquement, pour justement regagner cette innocence, en abattant ses démons intérieurs. L'autre point important concernant le rapport au corps est bien entendu la présence étouffante de TOUTES les sécrétions du corps humain tout au long du jeu. Sans aller chercher bien loin, l'arme de base d'Isaac n'est rien d'autre que ses larmes. De la même manière, la quasi-totalité des ennemis possède une apparence organique repoussante. Il n'est pas rare pour le joueur de croiser des tas de chair en mouvement, des ennemis qui laissent apparaître un bout de leur cervelle ou des monticules d'organes. Et tout ceci, sans compter les boss ou les attaques de tout ce petit monde, des attaques basées sur le vomi, l'urine ou carrément du sang menstruel. Ce n'est pas un hasard non plus si les différents niveaux contiennent parfois des excréments qu'il faut détruire. The Binding of Isaac propose ni plus ni moins de lutter contre tout ce qu'un corps physique a de "terrifiant". Le corps est aussi grandement mis en avant dans le gameplay même du jeu.

Evidemment, les allusions au corps ne s'arrêtent pas ici, étant donné que c'est le propos central du jeu (si l'on excepte l'histoire d'Isaac à reconstituer). Mais pour continuer d'en parler, il faut approfondir un peu le fonctionnement du jeu en lui même. A la base, une partie de The Binding of Isaac s'étale sur plusieurs niveaux, avant d'atteindre le boss final. Une fois le boss de fin terrassé, les parties suivantes proposeront de nouveaux niveaux à explorer, qui s'ajoutent à ceux qui existaient déjà. Plus le joueur complétera le jeu, plus de nouveaux paliers (comme Utero, un nom qui n'a pas besoin d'explications) viendront s'ajouter à l'aventure. Et de nouveaux boss de fin. Lors de la première partie, le boss de fin est, bien évidemment, la Mère. Celle-ci a d'ailleurs perdu son physique bedonnant comme celui qui la représentait lors de la séquence d'introduction du jeu. On ne voit de la mère d'Isaac qu'une jambe immonde, couverte de varices et de pustules poilues. La mère étant l'ennemi du jeu, son corps apparaît comme une chose repoussante et, littéralement, horrible. Seulement, le raisonnement ne s'arrête pas là, car lorsque la mère est détruite, les parties suivantes mèneront Isaac à un nouveau boss: le coeur de sa mère. Le coeur est bien sûr l'élément central nécessaire à la survie d'un corps. Enfin, un troisième boss fera ensuite son apparition, nommé "It Lives". Ce boss est une version améliorée du coeur de "Maman", qui est représenté par une sorte de bébé relié à des organes. Lors d'une interview, Edmund McMillen a confirmé que cet ennemi est en fait la représentation d'Isaac dans le ventre de sa mère. Ainsi, et en toute logique par rapport à la thématique du corps, Isaac lutte face à un autre aspect du corps: donner la vie. Nous avons vu précédemment que le jeu met en avant tout ce que le corps peut créer, qui est considéré comme maléfique dans le jeu. La naissance d'un autre corps est ainsi l'ennemi ultime lié à la thématique principale du jeu. Un corps qui crée un autre corps. C'est d'ailleurs en tuant ce boss une première fois que le joueur débloque le personnage de "???", à savoir Isaac mort. Comme si Isaac s'était lui-même tué dans le ventre de sa mère. Pourtant, vaincre tous les ennemis organiques de The Binding of Isaac n'est pas à prendre au sens premier, à savoir Isaac qui tue son adversaire. Ces combats représentent plutôt la volonté d'Isaac qui arrive à accepter ce corps qui l'effraie tant, ce corps qui le répugne. Et si ce corps fait tellement peur à Isaac, c'est parce qu'il est suggéré dans le jeu que cet enfant a subi plusieurs sévices corporels, de la part de sa mère. Ainsi, toute la thématique du corps qui hante l'intégralité des parties de l'aventure, provient de la lutte d'Isaac envers ce traumatisme qui le poursuit.


Cette acceptation de son propre corps est d'ailleurs elle aussi représentée intelligemment dans le jeu. En effet, lorsque le personnage principal utilise les différents objets qu'il trouve tout au long de son périple, ceci entraîne des modifications physiques directement visibles. Certaines sont agréables ou originales, tandis que d'autres sont clairement répugnantes. Ceci démontre bien l'acceptation d'Isaac en ce qui concerne son corps, et le fait que celui-ci peut-être beau et effrayant à la fois. The Binding of Isaac propose de jouer avec d'autres personnages, à débloquer suivant certaines conditions, comme Magdalene, Eve ou Cain. Cependant, il apparaît clairement que ces autres personnages sont bel et bien Isaac, déguisé. Ceci peut s'expliquer par la volonté de sa mère à l'habiller en fille dès le décès de sa soeur. Ainsi, Magdalene (ou Maggy), est en fait Isaac portant une perruque et maquillé, certainement forcé par sa mère à se vêtir de la sorte. Là aussi, on retrouve la notion de corps, Isaac travesti. En se déguisant en Cain, il fuit son propre corps, qui le dérange. Si certains doutent encore que tous ses personnages soient en fait Isaac, il convient de rappeler que, bien sûr, l'apparence physique de tous ces protagonistes est identique (si l'on enlève les accessoires), mais surtout qu'une fois arrivé au boss "Maman", celle-ci continue à appeler TOUS les personnages en hurlant: ISAAC. Enfin, dans toute cette thématique corporelle, certains ennemis et éléments ne trouvent pas leur place, comme les Cavaliers de L'Apocalypse, Satan ou les Pêchers Capitaux. Ces ennemis sont présents non pas pour rappeler le corps, mais plutôt pour représenter les pulsions et frayeurs intérieures d'Isaac (même si là aussi, Satan est représenté par une jambe disgracieuse, et donc enc ce sens Satan est la représentation ultime de tout ce que le corps a d'effrayant).

Durant les séquences qui introduisent les combats contre les boss, on peut voir Isaac (qu'il soit avec ou sans déguisement) recroquevillé en position foetale, tremblant, à terre devant le boss. Cette position est celle communément adoptée par le corps d'un individu lorsque celui-ci se développe dans l'utérus. En dehors de cette particularité pré-natale, la position foetale dans la vie quotidienne exprime différentes choses. Une étude réalisée par le Professeur Chris Idzikowski (directeur du "Sleep Assessment and Adivsory Service", un centre basé sur l'étude du sommeil) stipule que les personnes qui dorment en position foetale sont des personnes timides, réservées et à la sensibilité exacerbée. Plus largement, cette position peut être adoptée après un traumatisme. Enfin, cette position permet de se protéger, comme c'est le cas lors d'une attaque d'ours, où se mettre en position foetale fera abandonner le combat à l'animal. Isaac est traumatisé, il se recroqueville avant chaque boss comme pour fuir ce démon. La seule exception à cette scène dans le jeu, est "???" qui ne se recroqueville pas sur lui-même, mais qui gît sur le sol, sans bouger.

Isaac est un jeu grotesque, qui détourne le regard du joueur vers la religion pour dissimuler son vrai propos. Si critique de la religion il y a dans le jeu, ce n'est pas envers le christianisme, mais une attaque dirigée plutôt vers la foi aveugle des adeptes. Le réel propos est plus viscéral, universel. The Binding of Isaac parle d'une lutte contre soi, ses peurs. Ce n'est pas un hasard si l'un des boss du jeu est Isaac lui-même, représenté de manière angélique. Isaac doit détruire cette apparence innocente pour s'accepter. Pour accepter ses désirs morbides lorsqu'il souhaitait la mort de sa soeur. Pour accepter sa culpabilité et comprendre que souhaiter une chose, même horrible, arrive à tout le monde, tandis que passer à l'acte est une chose clairement différente. Enfin, Isaac doit détruire cette image angélique, si parfaite, pour accepter ce corps, avec toutes les imperfections que ceci implique. Profond, terriblement humain, The Binding of Isaac est un jeu rare, capable de mêler des mécaniques de jeu proches de la perfection à un discours qui relève de l'intime, le tout sublimé par une direction artistique qui ose et une bande-son délicieusement rétro.