Le Nouveau Monde


Réalisé par Terrence Malick (2005)

Cet article contient des spoilers.

Découvrir un film de Terrence Malick, c'est comme découvrir un Nouveau Monde. Le spectateur le plus intuitif ne pourra jamais deviner de quelle manière le réalisateur va jouer avec ses sens, il devient à la fois observateur et acteur de la fresque qui se déroule face à lui. Volontairement secret, Malick est un réalisateur discret qui ne livre que rarement les clés de ses oeuvres. Dans Le Nouveau Monde, il incombe au spectateur de décrypter ce que souhaite transmettre le réalisateur, tout en jouissant d'une beauté picturale permanente et d'un histoire universelle. Le Nouveau Monde, sorti en 2005, soit 7 ans après le dernier film de Terrence Malick (The Thin Red Line, ou La Ligne Rouge dans nos contrées), pousse encore plus loin les expérimentations cinématographiques de ce dernier, ainsi que les questionnements qui l'animent depuis le début de sa carrière. A l'aide d'une histoire qui a fait l'Histoire, d'une simplicité et démesure folles, Malick joint habilement le fond et la forme pour accoucher d'une oeuvre qui fera, elle aussi, partie de l'Histoire - cinématographique cette fois.

Le Nouveau Monde prend place en 1607, lorsque les colons britanniques envahissent Jamestown *. Leurs rêves de conquête sont rapidement entravés par la résistance des indigènes, attachés à leurs terres. John Smith, l'un des colons, est envoyé pour jouer le rôle d'ambassadeur auprès de la tribu la plus proche. Immédiatement, il est capturé et mis à mort. Mais juste avant l'application de la sentence, une jeune fille intervient et lui sauve la vie. Il s'agit de Pocahontas *. Le Nouveau Monde raconte donc l'histoire fondatrice des Etats-Unis, parvenue jusqu'à notre âge grâce au charisme immortel de cette jeune femme désormais connue de tous. Cependant, le film ne présente pas seulement une histoire d'amour, certes mythique, mais se risque aussi à adopter des élans mystiques, naturalistes et humanistes. Pour celà, Terrence Malick va s'amuser à briser les règles traditionnelles de la mise en scène, afin de proposer au spectateur une vision omnisciente.

* Jamestown (géographie et histoire)

Jamestown était une ville de Virginie, qui se situait approximativement au niveau de l'actuelle cité de Williamsburg. Il s'agissait de la toute première colonie britannique définitive sur le continent américain. La ville situait près de la James River, et toutes deux tiraient leur nom de Jacques Ier d'Angleterre (Jacques est la traduction de James). Jamestown fût fondée le 14 mai 1607.


* Pocahontas (biographie)

Pocahontas signifie "fillette espiègle, en langue powhatan (langue de la tribu qui vivait aux Etats-Unis lors de l'arrivée de John Smith). Pourtant, Pocahontas n'était qu'un surnom accordé à la jeune fille lors de son enfance. Son véritable nom de clan est Matoaka. Les colons diront d'elle qu'elle était intrépide et curieuse, une véritable confidente pour John Smith. Elle n'hésitera pas à défier l'autorité de son père, chef de la tribu, pour subvenir aux besoins des colons. Certains voyaient en Pocahontas soit une ambassadrice, soit une espionne. Quelques temps après le départ de Smith, elle se serait mariée avec un membre de sa tribu, Kocoum. Finalement, à cause des tensions entre les différentes tribus dues aux relations diplomatiques qui liaient les indiens et l'Angleterre, Pocahontas finira ses jours en Angleterre, à l'âge de 22 ans.

Terrence Malick se joue des codes, la narration est ici sensorielle. La cohérence narrative n'a aucune valeur, tandis que les sens sont sublimés et que tout se joue au niveau de la perception. Le temps lui-même n'a aucune emprise dans Le Nouveau Monde. En témoigne le rythme du film, complètement décousu, égoïste. Les moments pendant lesquels John et Pocahontas sont réunis semblent défiler à la vitesse de la lumière, tandis que leurs séparations voient le temps s'étirer inlassablement. Une manière finalement d'une évidence rare permettant de lier le spectateur aux personnages, et de ressentir le temps comme eux. Dans le même but, Malick use et abuse de voix off. Grâce à des commentaires déphasés, plusieurs interlocuteurs commenteront les scènes tout au long du film. Ces ajouts une fois de plus évidents permettent au réalisateur d'offrir un don d'omniscience au spectateur, ou le pouvoir de plonger directement dans le coeur des personnages, de sonder leurs âmes. Plus encore que présenter les sentiments des protagonistes de manière classique, c'est-à-dire via le jeu d'acteur, Malick va à l'essentiel et transmet les pensées de ses créations de manière directe et immédiate. On évite ainsi d'éventuelles interprétations surjouées, ou fausses, tout en transmettant simplement les émotions, doutes et sentiments des narrateurs. De plus, là aussi Terrence Malick joue avec le temps en plaçant ses voix off de manière disparate. Les voix entendues ne correspondent pas toujours aux scènes contemplées, ou à l'action en cours. Comme si le spectateur pouvait contempler au même moment plusieurs scènes, et avoir une vue d'ensemble, encore une fois omnisciente.

Certaines scènes basiques (comme des dialogues, des travellings, etc...) proposent elles aussi un pouvoir d'omniscience au spectateur, qui voit alors tout l'espace du film comme un grand tout. C'est-à-dire que les amours contrariées de John et Pocahontas n'ont pas plus ou moins d'importance que la pousse des arbres, ou que le parcours d'une araignée. Pourquoi les humains seraient-ils les plus importants, dans un monde qui regorge de vie ? Par contre, se détourner d'un élément à l'importance narrative (du moins à priori), permet à Terrence Malick de créer une cohérence picturale, voire esthétique. La narration se voit à première vue brisée, mais il n'en est rien. Certes, l'histoire de John Smith et de sa princesse passe au second plan, mais l'histoire continue à se jouer, par des détails, par un monde vivant qui ne s'arrête jamais. Les repères du spectateur, habitué à suivre un élément central dans un cadrage donné, sont alors brisés, mais celui-ci obtient un don rare: pouvoir observer l'intégralité d'un univers, sans perdre de vue ce qui lui est principalement raconté. Ces plans intrusifs, sans liens apparents, apportent aussi la vision mystique d'une Nature * sublimée par le réalisateur, qui serait le personnage principal de cette immense pièce de théâtre que jouent les êtres vivants.

* Nature (concept)
Pour Terrence Malick, l'Homme peut suivre deux voies lors de sa vie: la voie de la Grâce et celle de la Nature. Ces deux concepts sont mieux développés dans un autre film du réalisateur: The Tree of Life. La voie de la Grâce privilégie l'harmonie, l'existence en symbiose entre tous les êtres vivants. La voie de la Nature met en avant les rapports de force naturels, l'instinct de survie, mais s'approcher d'une notion manichéenne. Aucune des deux voies n'est considérée comme bonne ou mauvaise. Dans Le Nouveau Monde, la colonisation est le résultat de la voie de la Nature, tandis que Pocahontas représente plutôt la Grâce.
Pour Terrence Malick, l'Homme peut suivre deux voies pour arpenter le chemin de la vie: la voie de la Grâce et la voie de la Nature. Ces deux concepts sont beaucoup plus développés dans un autre film du réalisateur: The Tree of Life. La voie de la Grâce privilégie l'harmonie, l'existence en symbiose avec tous les êtres vivants. La voie de la Nature met en avant les rapports de force naturels, l'instinct de survie, mais sans s'approcher d'une notion manichéenne. Aucune des deux voies n'est considérée comme bonne ou mauvaise. Dans Le Nouveau Monde, la colonisation est le résultat de la voie de la Nature, tandis que Pocahontas représente plutôt la Grâce.
Toujours dans les techniques de mise en scène, Terrence Malick profite de tous les outils mis à sa disposition. Ellipses plus ou moins longues, jamais annoncées ou explicitées, démolition des règles du champ / contre-champ, angles à hauteur d'hommes, autant de choix qui participent à la mise en place d'un sentiment de déséquilibre mais aussi de supériorité pour le spectateur. Lors de scènes de dialogues par exemple, si John Smith s'adresse à Pocahontas en regardant vers la droite de l'écran, on peut s'attendre à voir celle-ci tourner la tête vers la gauche. Pourtant, lorsque vient le plan qui la présente, elle regarde elle aussi vers la droite. C'est comme si la caméra, et donc le point de vue du spectateur, tournoyait autour des personnages, comme si l'oeil pouvait se déplaçait n'importe où, libre de toute entrave. Pourtant, jamais la caméra ne se risquera à prendre de l'altitude, à se placer dans des recoins insondables, non, la mise en scène reste à auteur d'homme. Même lors des scènes contemplatives, par exemple lorsque la caméra observe les arbres d'une forêt vierge de toute industrialisation, on assiste à une contre-plongée qui serait le point de vue exact que l'on aurait en tant qu'individu situé au pied du décor. Ainsi, Terrence Malick fait en sorte que le spectateur soit omniscient, mais sans avoir aucun lien avec le divin. Le réalisateur reste humble et place tous les êtres vivants au même niveau.

Humble aussi dans ce qu'il raconte. Tout est d'une telle évidence. Oui, nous faisons partie d'un univers vaste qui existe sans nous, pourtant nos vies et expériences sont aussi importantes que le reste. Et des moments de véritable Grâce les traversent. On connaît tous l'histoire de Pocahontas, ne serait-ce qu'au travers du long-métrage d'animation réalisé par les Studios Walt Disney. Terrence Malick ne va pas refaire l'Histoire, ni le Monde. Il préfère s'attarder sur ce que cette histoire a de plus simple, de plus beau, à offrir. L'Amour, le vrai, platonique, qui naît par-delà les cultures, les croyances, les langages. L'histoire aura la conclusion qu'on lui connaît. On retrouve dans Le Nouveau Monde les questionnements du réalisateur. Repartir à zéro, les errances de la nature humaine, le rôle de la Nature. Et tout ça n'est qu'un éternel recommencement, preuve en est l'arrivée de Pocahontas en Angleterre, son Nouveau Monde.


Colin Farrell (John Smith) joue son personnage de manière volontairement effacée, ce qui a pour effet de dessiner un personnage à la fois antipathique et pitoyable, dans le bon sens du terme. Ceci permet de se préparer à la seconde partie du film, prévisible pour peu que l'on connaisse un minimum l'histoire de cette légende. C'est surtout Q'Orianka Kilcher (Pocahontas) qui porte le film - et la Grâce - sur ses épaules. Cette jeune débutante allemande, dont le nom signifie "aigle doré" en langue quechua, n'a que quinze ans, pourtant dans le film la jeune femme n'a plus d'âge. Son jeu, d'un naturel et d'une évidence incroyables, est sublimé par la mise en scène de Malick qui laisse ses comédiens improviser et s'exprimer librement, ne gardant au montage que quelques fragments de pellicules. L'actrice devient rapidement une femme "universelle", une représentation humaine de valeurs spirituelles et mystiques. Ceci est appuyé par le fait que le personnage ne sera jamais nommé dans le film, le nom "Pocahontas" ne sera pas prononcé, la jeune femme n'a aucune identité prédéterminée. Elle appartient à tout le monde et personne à la fois.

Enfin, si Le Nouveau Monde frappe aussi fort, c'est non seulement grâce à la mise en scène éthérée de Malick, son uppercut esthétique, mais aussi sa bande sonore sans équivalent. Première surprise, le compositeur James Horner utilise beaucoup de bruitages naturels, l'univers du film dépasse les frontières de l'écran et s'incruste jusque dans l'ambiance sonore. Le travail du compositeur s'articule autour de deux thèmes qui se répètent, s'étoffent et se multiplient. Il y a une piste sombre et triste, qui revient tout au long du film, ainsi qu'une autre plus enjouée et qui symbolise l'amour pur qui existe entre les deux protagonistes principaux. Pour rejoindre la simplicité évidente du film, James Horner use et abuse du piano, instrument aux sonorités universelles qui ne s'apparente à aucune culture en particulier. De plus, des voix féminies et des choeurs sont souvent utilisés, des chants qui unissent tous les hommes, qui font passer une émotion au-delà du langage. Parfois, l'utilisation de cors et autres instruments imposants, donnent une ampleur et une démesure qui dénotent un peu avec la retenue et la simplicité du métrage. Mais qu'importe, l'émotion est au rendez-vous. L'étrangeté avec cette OST, c'est que malgré la beauté immédiate de l'oeuvre, elle ne laisse pas vraiment de mélodie gravée dans la crâne. L'utilisation de thèmes classiques célèbres permet cependant de pallier à ça, et de conférer au film une plus forte identité musicale.



Le Nouveau Monde confond habilement célébration de la vie et chant funéraire. Aux côtés du film, on découvre, on s'attache, on regrette et on se souvient. Malick nous offre la beauté pour mieux nous l'arracher, tout en installant le spectateur sur le trône d'un observateur omniscient et total. Il propose une vision du monde panthéiste et ne juge jamais. Les barrières du Bien et du Mal n'existent pas, les êtres font partie d'un grand tout dans lequel chacun a son rôle à jouer. De la même manière, le spectateur obtient un statut de fausse supériorité, en pouvant contempler chaque recoin de ce Nouveau Monde esthétisant, mais sans jamais pouvoir en changer le destin funeste. Film somme, qui prendra sens de manière différence pour chacun, Le Nouveau Monde est le rêve éveillé d'un réalisateur passé maître dans le partage de l'émotion. Mais finalement, l'ironie de tout ça, c'est qu'au contraire d'un Nouveau Monde, Terrence Malick ne nous montre rien d'autre que le fragment d'un Ancien Monde qui n'est plus.

Cliquer ici pour revenir à l'index