Marvel ICONS: Spider-Man, Tome 1


Scénarisé par J.M. Straczynski
Dessiné par John Romita Jr.


Cet article contient des spoilers.

Note: un "run" désigne, dans le monde des comics, tout le travail continu d'un scénariste sur une série régulière. Quand on parle du run de Straczynski sur Spider-Man, on fait référence aux numéros 471 à 545 de la série The Amazing Spider-Man (qui s'étend d'avril 2001 à décembre 2007).

En 2014, Panini inaugure une nouvelle collection dont le but sera de mettre en avant de grandes sagas, écrites de mains de maîtres par de tout aussi grands auteurs. Marvel Icons, c'est le nom de cette collection, se donne pour but de rendre disponibles des travaux aussi prestigieux que le Daredevil de Frank Miller ou le Marvels de Kurt Busiek et Alex Ross. Pour lancer les hostilités, c'est le fantastique run de J.M. Straczynski consacré au Tisseur qui est choisi. Une saga qui a osé l'impossible, un auteur qui a simplement redéfini tout un personnage sans jamais en altérer l'essence même, des dessins d'une efficacité rare, voici quelques uns des cadeaux que nous offre ce premier tome de Spider-Man.

Cet album regroupe les quinze premiers numéros de The Amazing Spider-Man scénarisés par J.M. Straczynski, soit près de 400 pages rédigées avec talent et audace. Grâce à sa main mise sur le personnage, l'auteur va dynamiter une continuité vieille de plusieurs dizaines d'années, dans le but de moderniser une icône un peu trop figée, tout en développant une approche inédite du Tisseur et de son univers. Une approche qui se voudra beaucoup plus mystique. En premier lieu, et c'est un point qui a enflammé les cercles de fans, l'auteur redéfinit complètement l'origine les pouvoirs de Peter Parker, alias Spider-Man. Tout le monde connaît l'histoire, celle d'une araignée radioactive qui mord le jeune étudiant, lui transférant ainsi une myriade d'habilités arachnéennes. Straczynski pose la question simple, mais vicieuse, qui suit: et si l'araignée avait délibérément mordu Peter ? Et si à travers cette morsure se jouait une trame bien plus ancienne et plus gigantesque que ce que les apparences le laissaient à supposer ? C'est ainsi que le scénariste inocule au récit la notion de totems, se basant d'une manière très intelligente sur une mythologie vieille de plusieurs dizaines d'années. L'auteur pointe ainsi les liens évidents qu'entretiennent les ennemis de l'homme-araignée avec les animaux, comme le Docteur Octopus ou le Vautour. Il tisse un lien entre l'Homme et la Nature. Ce n'est pas nouveau de créer des super-héros inspirés d'animaux, citons Batman ou Ant-Man par exemple. Ce qui est nouveau, c'est de créer un lien ténu entre ces hommes et les animaux qui les guident, au niveau mythologique, car tout le travail de Straczynski prendra appui sur cette base mystique.

Pour accompagner ce nouveau départ thématique, des personnages inédits sont habilement introduits dans le Spider-verse. Le premier d'entre eux se nomme Ezekiel, c'est un homme mûr disposant des mêmes dons que Peter Parker. Mais celui-ci n'a pas mis à profit ses pouvoirs pour combattre le crime, il en a profité pour construire un empire financier inébranlable. Dans l'Ancien Testament, Ezechiel est un prophète dont le nom veut dire "Que le Seigneur te fortifie". Dans Spider-Man, son statut de guide est assumé dès ses premières apparitions, en effet, le personnage a dépensé une fortune colossale dans le but de fabriquer une pièce spéciale qui devait servir à protéger Peter Parker. Le protéger de quoi ? La question serait plutôt: le protéger de QUI ? La menace initiale créée par Straczynski s'appelle Morlun, c'est un être immortel, un chasseur qui se nourrit de l'énergie totémique que porte en lui l'homme-araignée, et c'est autour de lui que s'articule le premier arc du run du scénariste.


Ainsi, l'auteur écarte volontairement les ennemis traditionnels de Spider-Man afin d'introduire une sorte de menace "suprême", un danger extirpé des ténèbres et issues de temps plus anciens que ce que Peter pourrait imaginer. La narration et la mise en scène font de Morlun un être terrifiant, monolithique et imparable. Les dialogues soulignent bien la puissance colossale de Morlun, notamment durant le combat qui oppose cet adversaire à Spider-Man, où ce dernier avoue que jamais on ne l'a cogné aussi fort. En fait, Morlun est une créature sauvage, qui fonctionne à l'instinct et porte en elle des lois anciennes et mystiques. Il ne met pas en place de plan tarabiscoté pour défavoriser sa proie, il ne réalise aucune attaque psychologique, il est la puissance brute, une force de la nature. Il avance, chasse et traque sans jamais se reposer, tel un vampire implacable. Un vampire, voici d'ailleurs une inspiration évidente en ce qui concerne le travail de Straczynski sur le personnage de Morlun. Son design, premièrement, ne trompera personne. Longs cheveux noirs comme une nuit sans lune, visage blanc comme les premières neiges et yeux rouges comme l'Enfer, Morlun se pare de crocs aiguisés et d'une cape menaçante. De plus, le personnage arrive en ville en bateau (un clin d'œil évident à la légende de Dracula) et se nourrit des âmes (ou force vitale) des malchanceux. Si la liaison est évidente, Morlun n'est pas qu'un pastiche du célèbre comte. Il symbolise tout ce contre quoi lutte Peter Parker. En effet, les convictions du personnage vont être mises à mal par l'existence de cet être surnaturel. La terrible joute qui oppose les deux protagonistes se conclue sur un immonde dilemme moral pour Peter: doit-il tuer son adversaire ? Doit-il envoyer voltiger une règle qu'il s'impose depuis des années ? Doit-il bafouer ses convictions et tuer Morlun ? La réponse a cette question se veut classique, voire décevante, en apparence seulement. Ainsi, un personnage secondaire épargne l'acte à Spider-Man et achève Morlun à sa place. Pourtant, lorsque l'on creuse un peu, on se rend compte d'une chose terrible: Peter Parker devra vivre en sachant qu'il avait choisi de tuer.

Outre la face Spider-Man, le récit n'oublie jamais de développer son opposé: la vie privée de Peter Parker. Ainsi, le jeune homme devient enseignant dans l'école de son enfance. Le bâtiment qui abrite ses souvenirs a changé, des tags recouvrent désormais les murs décrépis, et les professeurs se succèdent à un rythme effrayant, vaincus par la délinquance qui règne en ces lieux. Pourtant, Peter va faire de son mieux afin d'apporter son aide à cette jeunesse qui se recherche. Ces jeunes seront d'ailleurs parfois le point de départ d'intrigues dont les thématiques finiront par s'imbriquer dans le plan général du scénariste. Outre son emploi, Peter Parker est marié à son amour de toujours, Mary Jane Watson. Quand débute l'histoire, le couple est cependant séparé. L'auteur va étudier l'impact d'une vie super-héroïque sur la vie quotidienne (obligations de justicier, mise en danger de ses proches, etc...). Ainsi, Straczynski délie peu à peu deux intrigues et arrive même à les connecter. Ce procédé permet de favoriser l'attachement envers le personnage, mais aussi, finalement, l'ancrage dans le réel voire l'identification. En donnant vie à un individu confronté aux mêmes événements que nous, l'implication du lecteur est décuplée (ce qui est d'autant plus favorisé par la présence de monologues intérieurs de la part du personnage principal). Ce cadre personnel et intime est ainsi développé via la vie professionnelle de Peter, ses sentiments envers Mary Jane, mais aussi les liens qu'il entretient avec sa tante, la touchante May. Tante May est un personnage mythique de l'univers de Spider-Man, à la fois confidente la plus proche et la plus éloignée de Peter. Aussi, si le scénariste dynamite allègrement la mythologie du personnage, il bouleverse aussi le statut-quo qui régit cet univers depuis tant d'années. Après un combat titanesque contre Morlun, Peter rentre chez lui et s'effondre, exténué, sur son lit. Tante May, comme l'auteur l'avait prédit quelques planches plus tôt, se rend chez son neveu et découvre avec stupeur que ce garçon qu'elle protège depuis tant d'années n'est autre que le Tisseur. Ou comment cet éprouvant arc narratif, en plus de remettre à neuf un personnage iconique et une mythologie entière, s'accapare en plus le luxe d'être le déclencheur de l'un des plus importants bouleversements de l'univers Marvel, dont les conséquences seront développées un peu plus tard.


En effet, avant de reprendre le fil de sa trame principale, Straczynski et Romita donnent vie à l'historique numéro 477 de The Amazing Spider-Man, un numéro à la couverture entièrement noire, écrit à la dernière minute suite aux terribles événements du 11 septembre 2001. Durant cet épisode, le scénariste rend un hommage poignant aux véritables héros, ceux qui vivent en dehors des pages, les surhommes du quotidien. Ces héros sans cape ni collant, anonymes. Les pages décrivent les heures passées à extirper les corps de sous les gravats, à prêter secours aux victimes. Pompiers, secouristes, policiers, super-héros et mutants se rassemblent pour affronter l'impossible. Coup de génie de la part du scénariste, les antagonistes de l'univers Marvel rejoignent le peuple dans cette tragédie. Comment ne pas frissonner face à cette case qui représente le Docteur Fatalis tout simplement en train de pleurer. L'épisode entier est rythmé par un monologue de Spider-Man, qui retranscrit clairement l'état d'esprit de l'auteur, et son analyse de la situation. Il écrit ici un très beau discours de paix qui dépasse les frontières du patriotisme. Les planches de Romita sont magnifiques dans leur horreur. Une double page dévoile Spider-Man qui découvre les tours effondrées et le chaos environnant, et sont parmi les plus marquantes du livre. Le dessinateur possède un style à la fois expressif et grossier, difficile à définir, mais d'une efficacité rare. Dans ce chapitre, il apporte une multitude de détails évocateurs et arrive à offrir des compositions très efficaces. Selon ses propres dires, Romita a affirmé avoir fait des cauchemars durant l'élaboration de ces planches, à force d'écouter les récits des survivants. En effet, l'artiste était continuellement à la recherche d'informations de manière à produire des planches détaillées, pertinentes et à même de retranscrire la terrible ambiance de cette journée noire. Le résultat est prodigieux, c'est un discours à cœur ouvert et empli d'espoir qui vient illuminer ces heures sombres, dont la force évocatrice se retrouve décuplée par les personnages utilisés et la justesse touchante de la narration.


Une fois ce sublime et triste interlude achevé, les auteurs reprennent la suite de leur histoire, qui s'arrêtait alors que Tante May découvrait l'identité secrète de Peter. La confrontation entre les deux personnages se fera attendre quelques pages de plus, Straczynski préférant développer un autre axe scénaristique, de manière à ce qu'une certaine tension accompagne la lecture des pages. Peter va faire son possible pour aider une enfant SDF de sa classe, Jennifer, confrontée à un monde qu'aucun enfant ne devrait connaître. Cet épisode permet de développer un peu plus l'univers dans lequel évoluent Peter et son double masqué, à la rencontre d'une population qui n'a pas été épargnée par la vie. Mais ces planches sont aussi les prémices d'une intrigue qui ne tardera pas à s'étoffer. C'est alors que surgit la tant redoutée confrontation entre Peter et sa tante. Et là, Straczynski se concentre une nouvelle fois sur son écriture, à travers des dialogues fabuleux et justes, où l'on se rend compte que l'amour peut parfois nous rendre égoïstes. L'intégralité de l'épisode se déroule dans l'appartement de Peter. La scène aborde des thématiques qui reviendront plusieurs fois dans le run du scénariste, telles que la difficulté de communiquer, la culpabilité ou tout simplement l'amour. Les secrets volent en éclat, Straczynski parvient même à surprendre le lecteur en apportant une lumière nouvelle sur l'oncle de Peter, Ben. En effet, le lecteur apprend que quelques instants avant de mourir, l'Oncle Ben s'était disputé avec Tante May. Une nouvelle fois, l'auteur bouleverse les acquis sans toucher aux événements, il s'adapte d'une continuité énorme pour étoffer son propos et ses idées. Une nouvelle dynamique s'instaure alors dans la série. Il est alors temps pour le scénariste de faire le point sur la situation.

Pour ce faire, Straczynski réalise un épisode entièrement muet (le numéro 480). L'auteur triche un peu et inclut quelques lignes de texte, notamment via un échange de courriers électroniques, mais aucun dialogue ne vient perturber la narration. Le personnage de Mary Jane fait alors sa véritable première apparition, à travers son quotidien relativement morose entièrement consacré à sa vie professionnelle (mannequin et actrice) ainsi qu'à regarder les exploits de Spider-Man à la télévision. Les personnages ne communiquent pas directement: on s'envoie des e-mails, on s'observe dans les médias, on lit les journaux, mais on ne se dit pas ce qu'on a sur le cœur. Ce manque de communication trouve bien sûr écho dans l'absence de dialogues. C'est au dessinateur Romita Jr. qu'il incombe une nouvelle fois de donner vie à ce chapitre, à travers ses dessins efficaces qui savent mettre l'accent sur une émotion ou un élément en particulier. C'est un épisode qui se lit vite mais qui parvient à établir le bilan concret de la situation des personnages.

Plus loin, le scénariste développe l'intrigue amorcée autour du personnage de Jennifer, l'élève de Peter. S'en suivra une enquête rondement menée et la rencontre entre Spider-Man et Shade, un ancien détenu vivant caché dans le monde astral, inaccessible pour les humains. Si cette partie du scénario parvient à développer une histoire qui se suffit à elle-même, concise et efficace, elle sert aussi à préparer les événements à venir. Durant cet arc scénaristique, Spider-Man retrouve une connaissance, le Docteur Strange, maître des arts mystiques et obscurs, qui va lui permettre d'atteindre le monde astral. Ce voyage ne sera pas sans conséquence, Peter y rencontrant une entité totémique primordiale, tandis que de funestes machinations se mettent en place. Encore une fois, Straczynski distille au compte goutte des éléments qui paraissent parfois anodins, mais qui font partie d'une fresque encore difficile à contempler dans son intégralité.


Mais pour l'heure, J.M. Straczynski conclut la première partie de son run d'une manière fort habile, révélant au lecteur une partie de son plan. Tous les épisodes précédents ne menaient qu'à la reconstruction du trio de personnages principaux qui va porter la suite de l'histoire: Peter Parker, Mary Jane et May. En premier lieu, le scénariste a entièrement redéfini le personnage, à travers sa nouvelle profession et ses origines mystiques, puis il a inclut May dans la confidence et enfin il réunit le couple marié que forment Peter et MJ. La réunion s'opère au sein d'un arc narratif qui fait intervenir un ennemi emblématique de Spider-Man, le Docteur Octopus, tout en s'amusant à briser le quatrième mur. En effet, quand l'action débute, Mary Jane est actrice dans un film à gros budget, elle joue le rôle de la compagne d'un super-héros, l'homme-homard. Ou quand Straczynski se fout allègrement de lui-même et de l'approche totémique qu'il a conféré au récit. C'est une histoire qui joue beaucoup sur la dualité, l'antagoniste principal étant même un "second" Docteur Octopus, étant donné que cet individu, Monsieur Carlyle, vole la technologie développée par Octopus (rappelons qu'Octopus possède des bras mécaniques greffés sur le corps et contrôlés par la pensée). Les situations et dialogues de ces épisodes reflètent les situations traversées par les personnages principaux, tandis que l'auteur se permet de répondre indirectement aux fans à travers le film de l'homme-homard. Cette histoire est rythmée à la perfection, tout en possédant des enjeux forts (comme lorsque May découvre la véritable identité d'Octopus, un super-criminel).

C'est à travers tous ces récits cohérents et maîtrisés que Straczynski inculque de nouvelles bases au personnage phare des éditions Marvel. La fluide succession de plusieurs arcs scénaristiques sans liens apparents, mais qui pourtant partagent des thèmes communs, permet au scénariste d'ériger un nouveau départ dont les piliers sont les trois personnages réunis en fin de volume. Ce n'est pas un hasard si la toute dernière image représente Peter, MJ et May attablés, ensemble, échangeant quelques lignes de dialogues d'une banalité renversante. Pourtant, suite à toutes les épreuves endurées précédemment, ces échanges signifient bien plus que ce que les quelques mots prononcés peuvent laisser croire. La scène est en place, les acteurs sont réunis, les choses sérieuses vont pouvoir commencer. Mais en l'état, avant même de se projeter vers les infinies possibilités qui se terrent entre les pages des prochains épisodes, ce premier volume de Spider-Man renferme des moments de grâce poignants, dissimulés parmi des scènes d'action fantastiques et d'autres séquences expérimentales sensationnelles.

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