Niourk


Écrit par Stefan Wul (1957)

Cet article contient des spoilers.

Étrangement, il a fallu plus d'un demi-siècle pour que le chef-d'œuvre de Stefan Wul soit enfin reconnu comme tel, grâce à sa retranscription en bande-dessinée. Ce roman écrit en 1957 est le deuxième de son auteur, mais il propose déjà un univers fouillé et une construction narrative exemplaire. Le style de Stefan Wul, à la fois clair et précis, permet au livre de s'adresser à un lectorat très large, les plus jeunes pouvant vivre une aventure exaltante, tandis que les moins jeunes y découvrent une profondeur bienvenue. Régulièrement réédité, les éditions Ankama ont donc décidé de publier la saga sous forme de bande-dessinée, sous la forme de trois tomes écrits et dessinés par Olivier Vatine. Cependant, c'est le roman qui nous intéresse ici.

Le récit nous invite à partager le parcours de l'enfant noir, unique membre de couleur au sein de sa tribu. Celle-ci est guidée spirituellement par le Vieux, un sorcier craint et respecté, qui déclame régulièrement prophéties et mises en garde. Récemment, le Vieux a annoncé qu'il allait partir pour le territoire des Dieux, et qu'à son retour, l'enfant noir sera mis à mort. Alors que les journées défilent, le Vieux ne revient toujours pas. Alors, l'enfant noir décide lui-même de partir à sa recherche. Se récit est servi par une narration soignée et agréable, éparpillée sur 48 chapitres plutôt courts, certains ne faisant qu'une seule page. L'auteur distille alors des péripéties toujours plus surprenantes, tout en abordant une multitude de thèmes qui restent, plus de cinquante ans plus tard, d'une pertinence sidérante.

Contrairement à ce que laisse à penser le résumé de l'œuvre, celle-ci ne se déroule pas dans le passé, mais dans le futur. En effet, la Terre dépeinte dans Niourk est une Terre ravagée par les radiations et abandonnée par l'humanité, partie vivre sur Vénus. Les océans asséchés sont envahis par des créatures mutantes, les métropoles vidées de leurs âmes se retrouvent hantées par des machines devenues folles, tandis que les êtres humains restés sur cette planète mourante sont revenus à l'état de sauvages. Ce postulat de départ va permettre au lecteur de suivre un enfant ignorant tout du monde qui l'entoure, d'assister à ces réactions, de partager ses pensées, mais aussi de porter sur la société un regard différent de celui du personnage. En plus d'être une étude comportementale articulée autour du thème de la communication, Niourk dévoile au fil de ses pages plusieurs interrogations. La plus évidente reste l'évocation de l'écologie.

Le niveau des eaux a drastiquement baissé, tandis qu'une atmosphère radioactive recouvre peu à peu les terres abandonnées de la planète. L'auteur porte un regard évidemment négatif sur les actes de l'Homme qui, en plus de détruire sa planète natale, fuit cette dernière pour s'établir ailleurs. Il n'est pas insensé de penser que l'humanité va reproduire son schéma destructeur sur Vénus. Stefan Wul n'appuie jamais trop lourdement sur cet aspect, pourtant il distille une mélancolie ténue le long de ses pages, des pages parfumées d'une sorte de nostalgie, tandis que le lecteur assiste impuissant à ce monde qui change lentement. C'est plutôt bien pensé de la part de l'auteur, qui ne se permet jamais de noyer son intrigue dans les eaux d'un récit qui prendrait des allures de pamphlet écolo.


L'intrigue, justement, est perturbée par des péripéties qui surgissent à la fois de la nature et de la technologie. Dans Niourk, le danger se terre dans les climat, il prend la forme d'animaux sauvages, mais aussi de radiations ou de machineries complexes. En ce sens, le récit se veut plutôt classique en décrivant le parcours initiatique emprunté par l'enfant noir, tout en s'amusant à détourner quelques codes et clichés. L'exemple le plus évident se situe en début d'ouvrage. Le fameux Monomythe de Joseph Campbell cite l'importance du mentor dans le voyage du héros. Dans Niourk, le mentor revêt l'aspect d'un vieil usurpateur alcoolique. De la même manière, la conclusion du parcours du héros voit le retour de celui-ci dans son cadre de vie d'origine, tout en étant transformé et garant d'un nouveau savoir. C'est une étape également détournée dans le roman, dans le sens où, effectivement, l'enfant noir est transformé: non seulement il possède désormais un nom, Alf, mais jouit en plus de pouvoirs divins, pouvant déplacer des planètes dans l'univers et même créer la vie. Il use alors de ses nouveaux talents dans le but se créer une vie parfaite, sans fioritures, il repart vivre dans la nature, chasser en compagnies de ses compagnons morts à qui il a redonné la vie.

Le nom d'Alf possède d'ailleurs une signification toute particulière pour l'enfant noir. Car malgré toutes les thématiques évoquées par le récit, Niourk reste un livre qui évoque l'importance capitale du langage et de la communication. Les personnages du roman ne comprennent pas le monde qui les entoure, ni ne se comprennent entre eux. Le titre du livre lui-même n'est qu'une contraction de New-York et désigne la cité tentaculaire que va arpenter l'enfant noir. C'est au cœur des artères de cette ville silencieuse que le personnage va apprendre l'importance du langage, et faire son apprentissage via des publicités sonores. Au passage, la technologie n'est pas toujours synonyme de malveillance dans Niourk, l'auteur suggère qu'elle est utile, voire indispensable, lorsqu'elle est maîtrisée. Car jusqu'à ce que l'enfant noir apprenne à lire et communiquer, son parcours est continuellement ponctué par l'incompréhension. Au début du récit, le personnage ne comprend pas ce que tente de lui transmettre le Vieux, perdu dans son délire, et pense qu'il acquerra son savoir en lui dévorant la cervelle. Il est aussi incapable de communiquer avec le chef de sa tribu, Thôz, borné et illuminé, tandis que son seul véritable compagnon de route sera un ours, d'ailleurs sobrement baptisé l'Ours. Enfin, l'enfant noir croisera des êtres très évolués, des androïdes avec qui il aura là aussi des difficultés à communiquer. Le nom qu'il se choisira, Alf, est une référence à l'alphabet, un outil qui lui ouvrira les portes de la compréhension et, ensuite, lui permettra une ascension quasi-divine.

Alors que les pages se succèdent, l'enfant noir ne dévie jamais de sa quête, il poursuit le même but, le même rêve: une reconnaissance sociale, l'appartenance à un groupe. Son parcours, bercé d'une indicible mélancolie lancinante, s'achèvera dans une simplicité clairvoyante. Devenu l'égal d'un dieu, animé d'un savoir et d'un pouvoir aux frontières improbables, l'enfant noir, Alf, reviendra pourtant à son état initial. Car malgré la connaissance qui brûle son corps, malgré sa capacité à contrôler les lois de la physique, Alf ne songera qu'à chasser, aux côtés de Thôz, aux côtés de l'Ours. C'est là tout le paradoxe de cette conclusion, dont chacun tirera l'enseignement: malgré les pouvoirs divins qui le consument, ce nouveau dieu reste le plus innocent des enfants.