Saga - Tome 1


 Écrit par Brian K. Vaughan et dessiné par Fiona Staples

Cet article contient des spoilers.

"Saga" est un terme fort, de nos jours vulgarisé et décliné à l'extrême, issu de l'islandais et qui désigne, à la base, un genre littéraire médiéval. Du verbe segja, qui signifie "conter" ou "raconter", dans lequel il puise tout son sens, le mot "saga" est définitivement à sa place en tant que titre confié à la nouvelle épopée imaginée par Brian K. Vaughan. L'histoire de Saga adopte des airs shakespeariens, en contant les mésaventures de deux êtres que tout oppose: Alana et Marko. Nés au sein de peuples déchirés par une guerre sans fin, les deux amants donnent naissance à Hazel, un être capable de cristalliser l'espoir d'une galaxie entière, par sa seule existence. La nature même de ce nouvel être n'est pas du goût de tout le monde, aussi différentes factions se mettent aux trousses de cette famille en fuite, soldats armés et chasseurs de primes en renforts.

Brian K. Vaughan est définitivement un conteur de talent, bien que relativement discret de ce côté de l'océan. On lui doit par exemple la série incontournable Y, Le Dernier Homme, Ex Machina ou encore l'original Les Seigneurs de Bagdad, des œuvres enveloppées de réflexions politiques et sociales d'actualité. Pour Saga, l'auteur abandonne en apparence ses thèmes de prédilection, afin de construire une épopée ancrée à la fois dans la science-fiction et dans la fantasy. Le récit dépeint une guerre éternelle entre deux factions millénaires qui, pour ne pas risquer de détruire leurs planètes respectives, ont exporté les conflits sur tous les autres astres de la galaxie. Cette rixe perpétuelle reprend, sans subtilité, le thème de la science-fiction opposée à la fantasy. La machine contre la nature, pourrait-on dire. Ce n'est pas pour rien que le personnage Prince Robot IV fait partie d'une race d'androïdes à têtes de téléviseurs, ou que l'espèce de Marko possède des traits physiques animaliers, telles les cornes qui se dressent sur son crâne. Heureusement, ce cliché éculé qui voit s'affronter la technologie et la magie n'est pas le centre du récit, Vaughan et sa dessinatrice Fiona Staples préférant dépeindre un univers dont l'originalité dissimule un propos universel empreint d'humanité.


Les critiques ont vendu Saga comme un mélange explosif entre Star Wars et A Song of Ice and Fire (Game of Thrones chez nous). C'est en partie vrai, mais largement réducteur. De Star Wars le titre reprend l'aspect space-opera, avec tout ce que ceci implique de planètes différentes, de vaisseaux spatiaux ou de peuples extraterrestres (voire de chasseurs de primes). De Game of Thrones, Saga en récupère la multiplication des points de vue, via le croisement de plusieurs destinées. Il peut donc arriver que le lecteur s'attache aux personnages qui pourchassent le trio principal, surtout que ces personnages sont présentés comme "humains". Et c'est bien là toute la force du scénariste. Malgré un environnement exotique au possible, rempli plus que de raison d'éléments fantastiques et originaux, les personnages qui y évoluent sont extrêmement proches de nous. Leurs sentiments sont retranscrits à la perfection, leurs attitudes, leurs questionnements, absolument tout, dans Saga, sonne juste. Leur existence est palpable, non seulement grâce à des réactions et des dialogues naturels, mais aussi via la sensation qu'ils possèdent un vécu tangible (Marko qui évoque sa fiancée, le Testament toujours amoureux de la Traque, etc...). Ainsi, ces personnages nous apparaissent à la fois incroyablement exotiques, mais aussi et surtout terriblement humains.

Ce volume de Saga renferme les six premiers chapitres de l'histoire, dont un tout premier chapitre exceptionnellement long, présentant de manière diffuse, mais suffisante, cet univers incroyable, ainsi que les personnages principaux. Le scénariste dresse alors un portrait des différentes forces en présence, qu'il s'agisse du couple de personnages principaux et de leur enfant, voire de leurs antagonistes. D'ailleurs, Vaughan évite clairement tout manichéisme, chaque protagoniste étant gouverné par des motivations diverses et variées. Le Prince Robot IV, par exemple, n'a pas vraiment le choix de ses agissements et se retrouve obligé de pourchasser Alana et Marko s'il veut pouvoir profiter du bonheur offert par son futur enfant à naître. De son côté, le Testament, un chasseur de primes, est uniquement intéressé par l'argent que lui rapporterait la capture de la petite Hazel. Cependant, le scénariste ne fige jamais la psychologie de ses personnages, et le lecteur se surprendra à s'attacher à ce personnage lorsqu'il viendra en aide à une enfant de six ans exploitée par d'abominables marchands de plaisir. Vaughan utilise son univers pour aborder des sujets universels, parfois durs, souvent crus, mais toujours pertinents. Pour en revenir au tout premier chapitre de Saga, celui-ci débute alors que naît Hazel. Hazel qui sera la narratrice de toute cette aventure galactique. Ce choix présente plusieurs avantages, en plus d'être parfaitement réfléchi. Premièrement, Hazel est une nouvelle vie, en ce sens elle découvre l'univers de Saga en même temps que le lecteur, ce qui permet d'en dévoiler les règles étranges au fur et à mesure, tout en apportant de manière logique des explications particulières lorsque cela est nécessaire. Deuxièmement, la narration d'Hazel possède une utilité scénaristique: le lecteur sait qu'Hazel va grandir et se sortir des situations extrêmes présentées par l'auteur, mais ce dernier fait en sorte qu'Alana et Marko soient les personnages principaux. C'est donc vers ces deux personnages que l'intérêt premier du lecteur va se porter, en ce sens la narration ne révèle rien du sort qui les attend. Enfin, Hazel est clairement l'astre de Saga, autour duquel tout le reste gravite. Sans rien révéler des tomes suivants, le lecteur sera amené à voir le personnage grandir, l'auteur utilisant l'ellipse pour avancer régulièrement dans le futur. De la même manière, des scènes issues du passé seront distillées ici et là, la plupart du temps pour appuyer le côté émotionnel des événements.

Pour survivre, les personnages doivent faire preuve de sacrifice, ce qui est peut-être d'ailleurs le thème le plus important de ce premier tome. Alana et Marko se sacrifient complètement pour leur enfant, ils fuient leurs foyers, leurs familles, leurs patries et leurs rêves. Le Prince Robot IV est obligé lui aussi, par la force des choses, de sacrifier le temps passé avec sa famille pour se consacrer à la traque des fugitifs. Il faut sacrifier la pureté d'Hazel, pour que son corps neuf puisse accueillir l'esprit d'Izabel, une baby-sitter fantomatique, tout comme le Testament va se sacrifier pour s'occuper d'une enfant... L'un des concepts incarnant cette notion de sacrifice est la magie utilisée par Marko qui, pour chaque sort convoqué, demande le sacrifice d'un élément. Ainsi, le jeune père détruit volontairement son arme de combat, une épée transmise de génération en génération, alors qu'Alana se voit contrainte de révéler un de ses plus intimes secrets... Ces sacrifices permettent une fuite en avant, symbole d'un avenir qu'il faut savoir construire soi-même. Cependant, ces actionss ne sont pas toujours des actes évidents ni faciles, et la perte est un élément récurrent qui jalonne le récit avec force. La mort de la Traque, l'amour terrifiant du Testament, est en ce sens un passage terriblement émouvant.

Outre ces thèmes importants, Saga aborde d'autres sujets, toujours actuels et difficiles, comme la guerre bien sûr, et les dommages collatéraux qu'elle inflige. Par exemple, Izabel est un personnage pivot au sein de cette thématique. Fantôme de son état, Izabel était autrefois une jeune fille tout à fait normale, tuée par une mine enfouie sous le sol de la planète Clivage. Outre le fait que le personnage soit développé et possède un caractère fort, source de plusieurs séquences humoristiques bienvenues, sa nature même est une tragédie dénonciatrice de l'absurdité et de l'horreur de la guerre. Le scénariste aborde aussi les intrigues politiques, le contrôle de l'opinion et les conflits de pouvoirs qui corrompent les hommes, à travers tous les personnages qui se mettent en chasse d'Alana et de Marko. En outre, Vaughan s'emploie à dépeindre des thématiques beaucoup plus intimes, et aborde des questions qui jalonnent le parcours personnel de tout un chacun. Il parle de la responsabilité d'être parent, des relations amoureuses, des peurs, des doutes et des moments de joies qui rythment la vie. C'est à travers des dialogues éclatants de sincérité que l'auteur pose un regard bienveillant sur les questionnements de l'Homme.


Pour donner vie à ce récit, la talentueuse Fiona Staples utilise des techniques issues de l'animation. En résultent des planches très dynamiques, mettant en scène des personnages loin des canons du genre. Exit les formes aguicheuses pour représenter Alana ou les muscles saillants pour Marko, place à des protagonistes crédibles et proches de la réalité (si l'on excepte les ailes, cornes et autres appendices fantastiques). Le duo Vaughan-Staples se permet même quelques moqueries sur les standards de beauté qui régissent la société, comme le prouvent les hôtesses de Sextillion, une station réservée à la débauche, qui ne sont en fait que d'immenses têtes portées par deux jambes interminables. Les personnages sont la plupart du temps humanoïdes, ils sont du moins construits autour d'éléments réels. Ainsi, le compagnon du Testament est un chat géant (détecteur de mensonge de surcroît), tandis que la Traque est un ingénieux croisement entre femme et araignée. Les décors ne sont pas présents sur l'ensemble des cases, ils sont souvent présentés au début de certaines scènes, avant de ne devenir que de fugaces ombres informes. Cependant, la crudité visuelle de certaines images confère une vraie puissance au dessin, comme le prouvent les scènes d'amour ou le design plutôt direct des Horreurs, ces enfants victimes de la guerre, et dont les allures spectrales conservent les marques de leurs mutilations (tripes pendouillantes et autres crânes explosés sont au menu). Les chapitres s'ouvrent et se concluent d'ailleurs sur de grandiloquentes pleines pages parfois relativement dures, comme le plan qui présente le cadavre de la Traque, un trou béant au milieu de la poitrine. Ces pleines pages sont utilisées avec maestria, et sont parfois bouleversantes non pas grâce aux dessins, mais seulement à travers les dialogues, qui redéfinissent la situation. Enfin, ces illustrations ne sont pas vraiment détaillées, mais leur composition suffit à les rendre grandiloquentes (il suffit de voir la double page dédiée à une bataille: il est difficile de bien discerner ce qui se déroule devant soi, pourtant le dessin reste d'une efficacité rare). Les couleurs et la construction même des cases sont admirables, et dépeignent des atmosphères aussi diverses que variées. Enfin, plusieurs typographies s'entremêlent tout au long du récit, selon les voix des personnages concernés.


Que ce soit en terme de narration ou d'illustration, Saga s'impose sans mal comme un modèle du genre. Les deux artistes parviennent à composer un récit immédiatement attachant, qui se dévore malheureusement un peu vite, mais supporté par des personnages étrangement humains et parcouru par de nombreuses thématiques universelles. A ce sujet, le lecteur croisera parfois des dialogues étranges prononcés par Marko et ses proches dans une langue étrangère qui n'est pas traduite dans le livre. Il faut savoir que cette langue n'est autre que de l'espéranto, un dialecte conçu au XIXème siècle par le polonais Ludwik Lejzer Zamenhof, dont le but était de faciliter la communication entre les peuples du monde entier. En somme, une langue universelle. Une universalité qui se retrouve tout au long de ce premier tome, chaque page tentant de sonder l'humanité dans ce qu'elle a de plus terrible ou merveilleux, sans oublier de proposer une aventure alimentée par des péripéties épiques et des concepts audacieux.